George Sand et Emmanuel Arago se sont rencontrés en 1832, sous le règne de Louis-Philippe, la monarchie de Juillet. C’est une précision importante car les deux amis portent un vif intérêt pour la politique. Au moment de cette rencontre déterminante, George Sand est déjà mariée et mère de deux enfants. Née Aurore Dupin, épouse Dudevant, elle vient de divorcer de son mari, le baron Dudevant, dont elle pense beaucoup de mal et l’exprime dans une lettre à Emmanuel Arago. Celui-ci est chargé de veiller sur Maurice. Le fils est scolarisé à Paris, tandis que la famille vit à Nohant dans le Berry. Auparavant, elle a vécu à Paris et fréquenté les estaminets du Quartier latin – habillée en jeune homme. Elle est même surtout connue pour le personnage androgyne qu’elle a façonné, abandonnant son prénom d’Aurore et le nom de son père Dupin, pour devenir George Sand, l’écrivaine prolixe, la féministe d’avant-garde, qui écrivait deux romans par an, de nombreux poèmes, des pièces de théâtre et qui refusa la Légion d’honneur. Lui aussi, Emmanuel Arago, refusa la Légion d’honneur. C’est anecdotique mais cela reflète bien leur gémellité d’esprit. Leur lien d’amitié se double d’un lien fraternel, autrement dit une franche intimité caractérise leurs échanges. Mais leur expression diffère nettement. On entend, dans ses lettres, la vivacité, l’intelligence de George Sand, sa compréhension des rapports humains. Tandis qu’Emmanuel Arago est plus laborieux, plus explicatif. Il faut dire qu’il est sollicité par George Sand principalement pour des affaires juridiques concernant ses affaires éditoriales et familiales. Arago est avocat. Il est passionné par la politique. Il est républicain ; elle aussi. Mais, contrairement à son ami, elle ne peut prétendre, en tant que femme, à une carrière politique. Ni à aucune carrière, d’ailleurs. La littérature est la seule voie qui s’offre à elle, et uniquement parce qu’elle a pris un nom de plume au masculin. Par cette voie, et grâce à ce pseudo, elle parviendra à la gloire artistique et intellectuelle. Quand ils se rencontrent, Emmanuel a renoncé à la littérature. Il devient un jeune avocat qui défend des républicains. Sa réputation va s’affirmer au cours de grands procès politiques. Plus tard, il ira vers la politique, il prendra des responsabilités, deviendra représentant du peuple. Mais si l’on suit la chronologie de cette relation épistolaire, on voit que son engagement, dans les premières années, consiste à plaider pour des accusés républicains. C’est là que son talent s’affirme. George Sand en ce temps-là est mère de deux enfants dont il sera beaucoup question dans les lettres ; à toutes les époques de sa correspondance avec Emmanuel, le fils du célèbre astronome et homme d’État François Arago. Séparée du baron Dudevant, George Sand entame une procédure de divorce, et entretient des liaisons passionnées avec des amants plus jeunes qu’elle ; successivement Alfred de Musset, Michel de Bourges, Charles Didier, Frédéric Chopin. Son statut de grand écrivain s’installe ; elle publie beaucoup. Dans une lettre du 6 novembre 1835, donc au tout début de leurs échanges, elle lui écrit de La Châtre, dans le Berry, pour lui demander de veiller sur son fils Maurice. La lettre est l’occasion d’annoncer une lettre longue et ennuyeuse, insérée dans l’enveloppe, qu’il faudra remettre à l’enfant. Avec le baron Durdevant, elle a deux enfants. Solange et Maurice. « Maurice est une nature magnifique, simple, loyale, discrète, généreuse, aimante, ce sera un homme comme toi. » C’est ainsi qu’elle présente et son fils et l’estime qu’elle porte à Emmanuel, son interlocuteur. Selon elle, l’enfant doit être préservé de l’influence du père, « ce butor qui professe la saoulerie, l’indigestion, le pet ou le coup de fusil par la fenêtre sur les mendiants ». Si George Sand écrit ce jour-là à Emmanuel Arago, c’est pour lui demander de devenir l’ami secret de cet enfant. Au cas où elle mourrait, elle lui laisserait remplir cette « tâche sacrée » qu’est pour elle celle d’être mère. En quoi cela consiste-t-il ? Se glisser près de l’enfant à toute heure pour « l’empêcher d’être sali par ce monde de brutes ». George Sand est une mère passionnée ; plus que dévouée, elle est sacrificielle. De nombreuses lettres nous donnent un aperçu de son engagement et des déceptions à la hauteur de celui-ci. Emmanuel est son intermédiaire auprès du petit Maurice. Elle l’informe aussi des rebondissements et des conclusions de la procédure de divorce. Ainsi versera-t-elle une pension à son ex-mari en échange d’une garde exclusive de ses enfants. Le baron renonce à l’éducation et à la possession absolue de Maurice. « Il ne l’aura que la moitié des sorties et des vacances et ne pourra le retirer du collège. Solange est toute à moi. Cette séparation ne m’enrichira guère, mais elle assure mon repos, ma liberté et l’avenir de mes enfants. » Elle a dû verser une grosse somme d’argent pour cette exclusivité. Ces informations qui semblent banales sont d’une grande importance littéraire. Car le rapport entretenu par George Sand avec ses enfants, et particulièrement avec Solange, va donner lieu à une lettre extraordinaire ; une nouvelle, en fait. Soixante-et-onze feuillets. Adressée, bien sûr, à celui qu’elle appelle tantôt « Gros », tantôt « Bon frère », tantôt « Bignat ». Lui n’a jamais le même degré de familiarité avec George Sand. On sent l’ascendant qu’elle a sur lui. Parfois même, elle semble l’avoir mis à son service. Il devient une sorte d’agent littéraire, chargé de négocier avec les éditeurs, de placer un feuilleton, de corriger des épreuves. Elle lui reproche de ne pas lui avoir répondu quand elle lui a écrit d’Espagne et, dans la même phrase, elle lui annonce que si elle daigne lui « récrire » c’est pour lui donner ses ordres. Son livre Les sept cordes de la lyre est alors sous presse, en 1839. L’autrice insulte son ami tout en se destinant à elle-même maintes louanges. Est-ce sérieux ? Ou s’agit-il d’un jeu entre les deux épistoliers ? Leur relation est par moment très étonnante. À propos de ce livre-là, elle dit à son cher ami : « La moitié a paru et a dû t’ennuyer mortellement, car tu es trop bête pour rien comprendre à ce sublime monumental, pyramidal, renversant, luxuriant, et plantureux ouvrage. La suite quoique ravissante est moins admirable, et par conséquent te déplaira moins. » Ceci avant de lui demander d’en corriger les épreuves. Dès le début, elle lui demande de nombreux services ; notamment, d’instruire Maurice par le biais de lettres dans lesquelles il dirait tout ce qui lui passe par la tête, de lui décrire son voyage en chemin de fer, de négocier avec les éditeurs. Il est à son service. Pourtant leurs liens d’amitié sont très forts et sans cesse réaffirmés par Emmanuel Arago dont l’importance politique est croissante. Tandis que George Sand après l’échec de la révolution de 1848 s’éloigne de la politique ; déçue là aussi. Emmanuel Arago n’a, écrit-il, jamais douté de l’« éternelle amitié » de George Sand. Une amitié qui s’appuie sur la franchise de cette femme et son énergie. Quand elle lui adresse des reproches à cause de ses silences, il lui répond : « Ne sais-tu pas que rien au monde ne peut nous désunir – La foi que nous nous sommes jurée durera autant que nous-mêmes ; j’en prends pour ma part l’engagement formel. » Et, il est vrai que jusqu’à ce que la mort les sépare, leur union épistolaire s’est maintenue. Même si les dernières années les lettres se sont raréfiées ; ou peut-être ont-elles été perdues.
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