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Genevoix et Guéhenno. Correspondance. Par Gaëlle Obiégly

édition novembre 2024

Articles critiques

La correspondance entre Maurice Genevoix et Jean Guéhenno est un témoignage de la fraternité intellectuelle et émotionnelle qui peut exister entre écrivains. Au fil des épreuves personnelles, des moments de doute et des réussites littéraires, leurs lettres montrent un attachement indéfectible.

Maurice Genevoix et Jean Guéhenno, deux figures littéraires du XXe siècle, ont entretenu pendant des décennies une correspondance marquée par une amitié et une admiration mutuelle. Ces lettres révèlent non seulement leurs vies personnelles et leurs préoccupations quotidiennes, mais elles offrent également un reflet de leur époque, marquée par deux guerres mondiales, et de leur trajectoire littéraire.

Leurs origines se distinguent par une enfance dans des milieux sociaux contrastés. Leurs parcours sont différents mais les réunissent à la fin de l’adolescence. Leur première rencontre remonte à 1912 à l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm.

Maurice Genevoix naît dans la Nièvre, en 1890. Dès son enfance, il s’installe dans le Loiret où il développe un amour profond pour la nature, une influence visible dans ses écrits. Étudiant brillant à l’École Normale Supérieure, il est mobilisé en 1914. Gravement blessé en 1915 aux Éparges, cette expérience forge en lui une vocation littéraire. Ses lettres du front, remarquées par son professeur Paul Dupuy, deviennent le point de départ de sa carrière littéraire.

Jean Guéhenno, lui, naît la même année en Bretagne. Son parcours scolaire est plus mouvementé, mais il rejoint finalement la prestigieuse École Normale Supérieure. Mobilisé comme Genevoix, il est blessé et déclaré inapte, ce qui l’oriente vers une vie marquée par l’écriture et l’enseignement. C’est la Première Guerre mondiale qui scelle véritablement l’amitié des deux jeunes hommes. Comme Genevoix, il est mobilisé en août 1914. En 1915, il est blessé par balle. Déclaré définitivement inapte au combat, il est affecté à l’École supérieure des officiers aveugles à Neuilly-sur-Seine. Commence alors la correspondance. Dès le départ, le ton est donné. Guéhenno regrette d’avoir manqué Genevoix qui s’est présenté à sa turne en son absence. Ils auraient pu causer, notamment de ses désespérances. Elles portent sur les doutes que lui cause un texte en cours, qu’il trouve « gueulard et prétentieux ». Il cherche un style plus simple et direct. C’est cette expression qui caractérisera leurs nombreuses lettres jusqu’en 1978, année de la mort de Genevoix.

Cette correspondance est un miroir de l’amitié et des turbulences de chacun. Dès leurs premiers échanges, les lettres de Genevoix et Guéhenno présentent une facture à la fois intime et soutenue. Elles sont ponctuées d’encouragements et de confidences : « Mon cher vieux » et « cher ami » deviennent des marques affectueuses constantes. Malgré les épreuves, ils savent entretenir l’espoir et le goût de vivre. Genevoix, émerveillé par la nature et l’écriture, apporte un ton apaisant, tandis que Guéhenno, plus tourmenté, expose ses doutes et ses enthousiasmes littéraires.

Leurs lettres fourmillent de détails sur la vie quotidienne, des fatigues du travail aux plaisirs simples, en passant par leurs réussites et échecs littéraires. Par exemple, en juillet 1923, Guéhenno écrit à Genevoix à propos de sa lecture des Éparges : « Cela sera sur la guerre un des témoignages les plus vrais. » Cette reconnaissance mutuelle de leurs œuvres les pousse à continuer malgré les épines : l’écriture, les corrections, et la gestion de leur vie d’enseignants et d’auteurs. En période d’examens, Guéhenno, professeur à Lille, doit corriger 72 versions latines. Il attend les vacances. « Il est bien difficile de faire une classe et d’écrire à la fois ». On le verra à plusieurs reprises se confier sur cette charge de travail qui, cependant, ne l’éloigne pas de l’écriture. Les conditions de Genevoix sont plus favorables. Certes, il est, lui aussi, accablé d’obligations mais cela tient à son succès. En effet, en 1925, il obtient le prix Goncourt pour son roman Raboliot. Pris dans « une saoulerie épistolaire abrutissante », il se dit à bout.

Dans des lettres plus ou moins longues, les deux écrivains font état de leur quotidien, jalonné de joies et d’épreuves - comme toute existence. Tout au long des échanges, ils donnent des détails sur leur vie quotidienne, leurs trajets, leur vie de famille, leurs travaux, leurs doutes, leurs efforts. Ils se complimentent, mais sans flatterie. Il n’y a pas de dialectique. Leurs lettres font apparaître une relation sans conflits, parfaitement cordiale. L’intimité et le soutien s’affichent dans les heures sombres. Ainsi, les tragédies personnelles tissent aussi leur relation. Genevoix doit affronter la mort de sa femme, Yvonne Montrozier, en 1938, seulement quelques mois après leur mariage. Il a épousé l’été 1937, dans « son patelin aveyronnais, une jeune fille de 29 ans ». Il l’a connue dans le Loiret où elle était, « comme toubibe », inspectrice départementale d’hygiène. C’est ainsi qu’il la présente à son vieil ami en ajoutant que ces détails sur son C.V. n’ont aucune importance et qu’il ne peut la résumer dans une « lettre hâtive ». Au décès d’Yvonne, Genevoix envoie une lettre au style simple et direct, caractéristique des échanges avec Guéhenno. « Elle est maintenant dans le petit cimetière », écrit-il. Puis sa tristesse se diffuse en une phrase où l’on voit le veuf écouter dans la solitude les bruits familiers du village et s’emplir visuellement du paysage que Guéhenno a regardé avec lui lors d’une visite au jeune couple. Genevoix rend ainsi présent son ami par le souvenir sensible des bruits et des horizons où, dorénavant, il se tient seul. Mais l’objet de la lettre survient à la fin lorsqu’il exprime ainsi sa gratitude : « tu m’as été très proche, fraternel ». Il a trouvé en Guéhenno une « douceur désolée » qui lui était nécessaire et qui lui fut « un secours vrai ».  

Ces échanges reflètent aussi l’époques des deux guerres mondiales. En 1940, Genevoix raconte les scènes de désolation qu’il observe, comme ce camion-citerne enflammé à Montrichard. Il se sent inutile dans l’inaction imposée par la guerre, confiant à Guéhenno : « Je voudrais servir à quelque chose. » Cette résignation se retrouve dans les lettres de 1941-42, où il évoque la difficulté d’accès aux livres et le poids de la solitude et de la pauvreté intellectuelle.

La correspondance permet également de saisir l’évolution de leurs réflexions littéraires et artistiques. Guéhenno, admirateur de l’art de la description de Genevoix, note avec franchise les excès de détails dans ses œuvres, tout en se laissant émerveiller par la maîtrise de la langue française que Genevoix démontre dans Au Cadran de mon clocher en 1960.

Pour Guéhenno, la langue est un vecteur d’incarnation et de connaissance du monde. Dans une lettre de 1960, il exprime son admiration pour la richesse du vocabulaire de Genevoix. Ces échanges révèlent un dialogue constant sur l’écriture. Genevoix, explorant la Sologne pour Raboliot, démontre un engagement à rendre la vie dans ses détails. La richesse du vocabulaire s’allie à une mémoire vive et à une faculté de sentir profonde que Guéhenno salue. Il lit chaque ouvrage de Genevoix dès parution.

Leur amitié aura traversé les âges, connut deux guerres mondiales qui les ont différemment affectées. Et une bataille, celle de l’Académie française. Guéhenno souhaite que Genevoix, académicien depuis 15 ans, soit son parrain pour succéder au siège d’Émile Henriot. Nombre de lettres du début des années 1960 sont des plans d’attaque, considérations tactiques pour conquérir cette place. Guéhenno deviendra Immortel à côté de l’ami de toute une vie.