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« Détruire tout » de Bernard Bourrit. Par Nathalie Jungerman

édition décembre 2025

Articles critiques

« ne dirait pas qu’Alain fut un anarchiste, capable de penser la forme d’une union sociale libre, et d’où le pouvoir serait absent – mais certainement, il aimait la liberté au-delà de tout et la tenait pour la valeur suprême – fuyant l’autorité (père, chef, patron) et rêvant d’évasion (film, libre, moto) – ne supportait guère qu’on lui dit quoi faire ou qu’on l’y obligeât – et si, de manière inconséquente, il haïssait la contrainte morale et la force, il n’aurait pas non plus détesté l’exercer. » (Détruire tout, chap. 4.)

Bernard Bourrit, essayiste – il est l’auteur de Fautrier ou le désengagement de l’art (L’Épure, 2006) et Montaigne. Pensées frivoles et vaines écorces (Le Temps qu’il fait, 2018) –, a publié aux éditions Inculte un premier récit, Détruire tout, remarquablement élaboré, dans lequel il revisite un fait divers qu’il a « trouvé au hasard d’une fouille », comme il l’indique en préambule dans un « Avertissement ». Alors qu’il mène des recherches sur l’anarchisme, son attention est attirée par une coupure de presse qui ne relate pas un acte politique mais l’histoire d’un jeune homme, en Suisse rurale, dans les années 1960, qui vole des dizaines de kilos d’explosifs dans un arsenal militaire. Il fait sauter ensuite l’immeuble où vit la jeune femme qu’il pensait épouser, ne supportant pas qu’elle l’ait quitté. Dans le récit, les protagonistes, aux origines sociales différentes, se prénomment Alain et Carmen. L’explosion, d’une puissance exceptionnelle, détruit presque entièrement le bâtiment. Carmen, âgée d’une vingtaine d’années à peine, ne survivra pas. Ce crime, qu’on ne qualifiait pas encore, à l’époque, de féminicide, « constitue le cœur et le nœud » de Détruire tout. Bernard Bourrit, dans son discours de réception du Prix Wepler-Fondation La Poste, explique que son ouvrage est « entièrement fait de la voix des autres » et que c’est « à force de se demander comment s’y prendre pour ouvrir le récit à sens unique qu’avait produit la presse de l’époque que la réponse s’est imposée d’elle-même : en multipliant les échos et les points de vue... ». Cette démarche narrative permet à l’auteur de se tenir à distance et de déjouer le simple enchaînement des faits recueillis dans les journaux et archives afin d’appréhender la complexité des êtres et des situations, d’étudier la trajectoire qui mène à l’acte final, les motivations du meurtre, d’analyser les contextes familiaux, psychiques, sociaux et spatio-temporels. « Cette approche me permet de démanteler le réseau d’emprises qui a piégé la victime : l’air du temps, la dureté du travail, la solidarité de classe, la cruauté des pères, la défense des privilèges, la délation, la xénophobie, le silence. », écrit Bernard Bourrit dans « Le mot de l’auteur » (Actes Sud). Les multiples points de vue sur l’événement se côtoient, se juxtaposent, donnant à la forme du contenu un côté fragmentaire. Ils révèlent la difficulté à saisir une unique réalité, évoquent l’esprit d’une époque qui a trouvé des circonstances atténuantes à l’assassin. Les sources documentaires – témoignages, articles, procès-verbal du jugement – sont intégrées au récit, ainsi que des photographies en noir et blanc qui figent un instant et rappellent la réalité brute derrière la narration. L’écrivain utilise des jeux lexicaux, sonores, des répétitions et variations rythmiques. L’ensemble souligne à la fois le tragique et le grotesque des situations décrites, apportant une dimension ironique face à l’absurdité de certaines réactions, opinions, rumeurs ou procédures. La résonance des mots, des voix et la prose morcelée accentuent l’effet d’éclatement, donnant au récit sa tonalité, à l’instar d’un cubisme verbal qui demande à chaque lecteur de trouver son propre souffle. Au sein des paragraphes, la phrase est parfois longue, sinueuse, mais il arrive souvent qu’elle s’interrompe : un mot est retranché et remplacé par un tiret. L’aposiopèse évoque une voix intérieure, une certaine émotion, une réflexion ou peut-être l’inutilité d’en dire davantage et fait entendre ce qui est supprimé ou encore, renforce le côté absurde. L’absence de majuscules, en début de phrase, de paragraphe ou de chapitre, semble être une manière de relier les différents blocs de texte, les fragments, de rendre sensible une continuité qui questionne au fil des pages l’origine de la violence, de manière générale.
La lecture de ce récit permet d’envisager les pensées supposées des différents protagonistes, d’être au plus près de leur voix, de voir « se préciser l’existence d’un faisceau de causes ayant concouru à rendre cette explosion quasiment inéluctable. » (« Le mot de l’auteur », Actes Sud). Les questions « et maintenant on fait quoi ? », « et où se retrouvaient-ils ? » alimentent le texte d’une tension implicite et témoignent du peu de perspectives pour les jeunes gens qui vivaient dans cette région de la Suisse, dans les années 1960.
Dans son ouvrage, Bernard Bourrit joue avec les codes littéraires, récit, roman, enquête à rebours, photo-reportage. Son écriture nous entraîne, elle est audacieuse, rigoureuse et fascinante. On comprend pourquoi Claro, son éditeur, a « donné sa chance à Détruire tout » et pourquoi le jury du Prix Wepler-Fondation La Poste 2025 lui a attribué cette distinction littéraire.