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Pierre Adrian, Hotel Roma. Sur les traces de Cesare Pavese. Par Corinne Amar

édition septembre 2024

Articles critiques

C’est à Turin, à l’Hotel Roma, que s’ouvre le récit de Pierre Adrian, dans cette chambre simple où l’écrivain s’est donné la mort, un dimanche 27 août 1950, de vacances, de canicule et de solitude. Découvert par le maître d’hôtel étonné qu’on ne l’eût pas vu depuis la veille, il était étendu sur son lit, avec, sur le bureau, un sac de somnifères dont il avait avalé une dose mortelle. Auparavant, il avait visité des villes, était allé rendre visite à des amis dans leurs lieux de villégiature. Deux mois plus tôt, il recevait le prix Strega pour Le Bel été, couronnant son œuvre romanesque. Il fut aussi traducteur d'auteurs anglo-saxons, américains, éditeur chez Einaudi, critique, essayiste. Il avait commencé sa carrière en 1936 avec un recueil de poèmes intitulé Travailler fatigue ; il mettait un point final à son journal, au douloureux métier de vivre et à sa vie, quarante et un an plus tard : « Plus un mot. Un geste. Je n'écrirai plus ». 

Avec Hotel Roma, l’auteur nous emmène sur les traces de Cesare Pavese (1904-1950), nous ouvre des pans de son journal, de ses romans, en un pèlerinage initiatique, tout autant géographique qu’intérieur, sinon intime. Sa fiancée, elle aussi conquise, l’accompagne, qu’il appelle la fille à la peau mate – un voyage qui les lie d’autant plus qu’ils se rejoignent à Turin, elle venant de Paris, lui de Rome où il réside. Ils parcourent ainsi ensemble l’Italie ; Santo Stefano Belbo où Pavese est né, Brancaleone où il écrivait Le Métier de vivre (son journal) et puis, Turin, ses restaurants, ses cafés, les gâteaux que Pavese affectionnait, sa librairie. Parfois, transparaît une volupté, une lumière douce, qui enveloppe la tristesse de l'écrivain italien, son pessimisme, son perpétuel état dépressif. « Une bonne raison de se tuer ne manque jamais à personne », écrivait-il dès 1938, dans Le Métier de vivre.1

L'idée de mort et de destruction le hantait, ce « vice absurde », était-ce une raison suffisante pour mourir ? « Pavese portait le suicide en lui comme une malédiction. Le suicide lui appartenait au même titre que sa pipe ou ses lunettes », écrit l’auteur. « Et la célébrité acquise, la conscience qu'il y a une chose plus triste que d'avoir raté ses idéaux : les avoir réalisés ». Pasolini qui n’aimait pas Pavese dit de lui qu'il était laid, impuissant, complexé, voire misogyne. Pourtant, les femmes furent le drame de sa vie. « Elles finissaient par partir parce qu'il les ennuyait avec ses livres et sa tristesse ». L’amour déçu, la passion frustrée ou trahie, furent probablement un fil conducteur de l’existence malheureuse de Pavese. Il confiait dans une lettre, amant éconduit : « Puis-je te dire, mon amour, que je ne me suis jamais éveillé avec une femme à mon côté, que les femmes que j’ai aimées ne m’ont jamais pris au sérieux et que j’ignore le regard de reconnaissance qu’une femme comblée adresse à un homme ? »

Il garda l’empreinte indélébile d’un père mort lorsqu’il avait cinq ans, d’une mère à la discipline rigide, dure par la force des deuils et des choses. Il était le plus jeune de la fratrie et, des quatre enfants nés avant lui, seule une sœur, de six ans son aînée, avait survécu. Il vécut son adolescence dans les années noires du fascisme – il est alors, grand et maigre et porte des lunettes, est fragilisé par des crises d’asthme à répétition.

Plus tard, inadapté au monde dans lequel il vivait, solitaire, il écrivit pour supporter la douloureuse tâche de vivre. Il n’était pas militant : au militantisme il préférait aller marcher dans les collines avec son chien en fumant la pipe. 

« Il y a bien sûr une attraction de Pavese, mais ce n’est pas un livre sur le suicide, c’est un livre sur un écrivain qui a fini par se suicider », exprime Pierre Adrian dans un entretien au journal Le Monde2, et qui s’interroge sur ce qui a pu se passer durant ces jours de Pavese seul, dans l’été turinois. Lui qui déciderait de sa fin venait d’en déclencher le compte à rebours, déposant sa petite valise à l’Hotel Roma, à quinze minutes de chez lui, abandonnant le logement familial où il vivait aux côtés de sa sœur, via Lamarmora, à un pâté de maisons de la gare centrale de Turin.

« Du 18 au 27 août, il consuma neuf après-midis désespérantes dans une ville désertée. » Quelles furent ses dernières rencontres, les promenades de toujours qu’il accomplit pour la dernière fois ? se demande l’auteur, au fur et à mesure de ses propres déambulations. Lui aussi, se souvient du mémorable Portrait d’un ami, de la romancière, essayiste, Natalia Ginzburg3, écrit peu après la mort de Pavese.

« Aucun d’entre nous n’était là. Il a choisi pour mourir, un jour quelconque de ce mois d’août torride et il a choisi la chambre d’un hôtel près de la gare ; il a voulu mourir, dans la ville qui lui appartenait comme un étranger. »  Elle y esquisse la figure de l’écrivain magnifique à qui elle rend hommage, et séduisant autant qu’insupportable, pris dans la mélancolie obstinée de son incapacité à « vivre d’une manière… respirable » ; elle y évoque aussi le groupe d’intellectuels qui entouraient Pavese et Turin où ils habitaient…

Ni grand amoureux, ni grand voyageur, il n’aimait pas la mer, n’avait pratiquement jamais quitté l’Italie, mais il aimait la gare, elle rendait possible le voyage en train. « Porta Nuova, Termini, chaque gare était un nouveau point de départ, une porte ouverte vers la belle vie, un voyage pour des villes méconnues, des ports »… Le livre nous emmène avec Pavese dans l’Italie de l’après-guerre, où l’on croise aussi, au-delà des paysages familiers de Pavese, des actrices américaines, Monica Vitti, muse d’Antonioni, l’énigmatique trilogie du réalisateur italien, L’Avventura, L’Eclipse, La Notte, ses personnages masculins, dont la lucidité, le cynisme ou la résignation pouvaient entrer en résonance avec Pavese. Antonioni lui aussi, fut habité par le suicide, hanté par le geste…

Le 26 août 1950, après avoir fait préparer par sa sœur son sac pour le week-end, prétextant un départ pour la campagne, Pavese s’installait à l’Hotel Roma. Il téléphona à quatre femmes pour les inviter à dîner mais toutes étaient prises. Sur la page de garde de l’un de ses ouvrages, Dialogues avec Leucò, un ensemble de méditations sur la mythologie et le destin, il laissait la note suivante : « Je pardonne à tout le monde et je demande pardon à tout le monde. Ça va ? Pas trop de commérages. » Dans la nuit, il se donnait la mort.

Pierre Adrian, italianiste qui avait consacré un précédent texte à Pasolini4, sur les traces de l’écrivain cinéaste fascinant, réussit avec les mêmes exigences, la même intensité, à faire revivre Cesare Pavese.

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1. Cesare Pavese, Le Métier de vivre, Gallimard, 1958
2. Entretien Pierre Adrian, Fabrice Gabriel, Le Monde des livres, 13 septembre 2024
3. Natalia Ginzburg, Les petites vertus. Trad. de l’italien par Adriana Salem. Ypsilon, 129 p, 2021
4. Pierre Adrian, La piste Pasolini, Equateurs 2015