Le mercredi 20 septembre 2023 s’est tenu le lancement de la 12e édition des Petits champions de la lecture à la Maison de la Poésie, en présence d’invités exceptionnels tous réunis pour célébrer la lecture à voix haute.
La lecture à voix haute à l’honneur
Antoine Gallimard, le président des Petits champions, et Vincent Montagne, président du SNE (Syndicat national de l’édition), ont pris la parole pour encourager les jeunes lecteurs et souligner l’importance de cet événement pour la promotion de la lecture. Puis, Alain Trintignac, de l’Agence pour l’Enseignement du Français à l’Etranger (AEFE) a présenté les grandes lignes de l’ouverture du jeu à l’Europe.
Clémentine Beauvais est la nouvelle marraine des Petits champions !
La 12e édition des Petits champions de la lecture a démarré.
Les inscriptions à l’édition 2023/2024 des Petits champions de la lecture sont ouvertes depuis le 1er septembre 2023, et jusqu’au 15 décembre 2023 inclus. Concours de Lecture à Voix Haute : Comment Participer ? (lespetitschampionsdelalecture.fr)
Discours de Clémentine Beauvais le 20 septembre 2023, à l’occasion de la conférence de lancement de la douzième édition des Petits champions de la lecture.
Un jour, pressés par l’ordre naturel des choses, les poissons décidèrent qu’ils voudraient bien, dans des centaines de millions d’années, devenir des humains qui lisent des livres dans leurs têtes. Alors ils se hissèrent sur la rive où leur poussèrent des pieds, puis des pouces, puis des voix, et voilà : voilà des petits humains prêts à lire des livres (il fallut en écrire d’abord), et ce processus absolument naturel, 100% bio et très organique qu’est la lecture se développa d’abord dans leur doigt : pointer B pointer A pointer B-A-BA, puis dans leur langue, et dans leurs lèvres, dans leur gorge et dans leurs poumons : BAA BAA ; puis enfin, tout naturellement, dans l’ordre des choses, la consécration : dans la tête.
A partir de maintenant, tu lis dans ta tête, dit-on à l’enfant qui, enfin, Sait Lire. Les poissons sont pas sortis des océans avec des pieds pour que tu t’égosilles. Remets les mots dans ton cerveau, c’est leur habitat naturel.
On s’en doute bien, ce joli conte est fictionnel comme tous les contes, et, contrairement à tous les contes, il est aussi menteur. Lire Dans La Tête n’est pas le stade ultime, la plus glorieuse réussite, d’une quelconque évolution darwinienne qui irait du silence de la nage au silence de la page. La lecture, pour commencer, n’a strictement rien de naturel. Parler, oui, parler c’est automatique, notre langue s’élastique, notre bouche babille, dès le tout tout début. On s’imprègne de paroles comme des éponges d’eau de mer. Mais lire ? Lire ? Quelle pesante technologie. Que de petits morceaux à joindre les uns aux autres, contre tout réflexe d’un cerveau qui grince, d’une main qui veut faire autre chose, d’un corps qui ne veut pas se tenir tranquille, d’un œil mal exercé à décrypter les lettres, d’une bouche pas d’accord avec ce qu’on lui souffle d’en haut. Quel pensum que de lire, quelle souffreteuse locomotive on met en place !
C’est peut-être parce que l’enfant qui apprend à lire nous semble si malhabile qu’on se dépêche de lui intimer de réintégrer tout ça dans sa tête. C’est désagréable, d’écouter un enfant ânonner un texte, ça nous rappelle que c’est douloureux, pas naturel et un gros effort, alors vite, vite, ravale-moi ça dans ta tête, lis silencieusement, et alors nous pourrons nous dire : maintenant, il apprécie vraiment, maintenant c’est un Vrai Lecteur.
C’est peut-être aussi parce qu’on nous a toujours dit que la lecture silencieuse C’est Juste et Bon ; toujours, du moins, depuis la fameuse scène où Saint Augustin espionne Ambroise, évêque de Milan, et nous rapporte, éberlué, dans ses Confessions…
Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N’importe qui pouvait l’approcher librement et les visiteurs n’étaient en général pas annoncés, si bien que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence car il ne lisait jamais à haute voix.
La lecture ambroisique, silencieuse, est d’abord un miracle, presque une installation de musée, en tous cas l’apanage des sages. Les vrais lettrés lisent dans leur tête. Bizarre, cette expression, dans leur tête. Comme si la lecture à voix haute n’était que dans la bouche, comme si on était des ventriloques jusqu’à ce qu’on devienne enfin des cerveaux et des coeurs.
C’est peut-être aussi parce que les enfants, finalement, on n’aime pas trop les entendre. A child must be seen and not heard, disent les Anglais: un enfant est fait pour être vu, pas pour être entendu. Et soyons honnête, on l’a tous pensé, on l’a tous vécu. Un enfant qui lit dans sa tête est un enfant qui nous fout la paix. Ah, comme j’ai hâte qu’il puisse lire tout seul, se dit-on parfois quand le bambin nous rapporte pour la quinzième fois le même album, la même BD, plein de détresse à l’idée qu’on dise non. On a pitié, on se dit que le pauvre, il ne peut que s’appuyer sur nos yeux, notre connaissance, notre voix – parce qu’il n’a pas le choix, pense-t-on parfois un peu trop vite : il veut qu’on lui lise parce qu’il ne peut pas faire autrement. Mais quand il saura lire, enfin ! alors il pourra lire dans sa tête, on n’aura plus besoin de lui Faire la Lecture, et lui, il n’aura plus besoin, non plus, et on sera tous les deux si tranquilles ! très tranquilles. Un peu trop tranquilles, finalement…
Ravale tes livres, ensilence tes pages, mets tes mots en mute : tout le système scolaire a longtemps ressassé ce passage de la voix à la tête comme normal et attendu. Tant d’occasions manquées par la faute de ce mythe évolutionniste ! On a conclu que dire des textes tout haut, d’accord, mais alors il faut que ça teste quelque chose. Là où on aurait pu faire lire des poèmes, on les a fait apprendre par cœur, Réciter, Noter, Punir. Là où on aurait pu faire lire des textes pour le plaisir, on les a fait lire pour Vérifier qu’on sait déchiffrer, Noter, Punir. Là où un enseignant aurait pu partager des textes à voix haute, on les leur a fait Dicter pour que les enfants promptement les réécrive, les réencode, les Orthographie Correctement, Noter, Punir. Là où on aurait pu partager des textes entre enfants, entre professeurs et enfants, entre adultes, sans stress, sans pression, sans trac, sans notes, on a tout fragmenté en filières distinctes : fais du théâtre si t’aimes bien jouer des textes, fais avocat si t’aimes bien parler en public, fais littérature si t’aimes bien ta tête et le silence.
En conséquence…
… juste ouvrir un livre et lire à voix haute entre gens qui savent déjà lire ? c’est presque gênant, c’est presque obscène, comme commander un biberon dans un bar ou visser des petites roues à son Vélib. Un bon mot de la poétesse Cécile Coulon : « la prochaine fois que dans le train, quelqu’un écoutera une vidéo sur son portable sans mettre les écouteurs, moi je me mettrai à lire mon roman à voix haute. » L’incongruité de cette scène potentielle me fait toujours rire, et penser : si seulement j’osais, je voudrais tellement voir la réaction des gens…
Obscène, la voix haute. Saine, la voix basse. Alors silence. Silence, les enfants. Le silence est d’or. Chuchote pour ne pas gêner. Tourne sept fois ta langue. Tu ferais mieux de réfléchir au lieu de parler. On voit où mène ce silence d’or, ces intériorisations forcées. Garde le secret, maintenant. Lis dans ta tête, t’es grand. Ris dans ta tête. Pleure dans ta tête. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, des enfants silencieux, des enfants qui sont vraiment des tombes, il suffit de se baisser pour en trouver. Les livres récents de Claire Castillon, Les Longueurs, de Neige Sinno, Triste Tigre, nous montrent les ravages de cet enfermement des mots dans la tête des enfants, ce qui se cache sous ces langues trop mal pendues. La tête des enfants est un lieu très bien balisé par l’adulte, un lieu dont l’adulte connaît l’ameublement des pièces, où il se meut en propriétaire, un lieu dont il a la clef.
Il est grand temps de les laisser ouvrir la bouche.
J’avais trois ans quand Comme un roman, de Daniel Pennac, est sorti en librairie. Malgré l’imploration qu’il lançait d’envisager la lecture orale dans les classes, jamais dans mon parcours scolaire on ne m’a encouragée à lire à voix haute ou à écouter d’autres personnes lire. Longtemps, j’ai perdu la capacité à écouter des textes lus. Cette capacité a un nom, oracy en anglais, l’alphabétisation orale ou littératie de l’oreille. Faire sens de ce qu’on écoute, vivre pleinement ce partage, être dans cette présence, requiert un apprentissage ; ou plutôt, requiert qu’on ne désapprenne pas cette sagesse de la langue orale qu’on a toujours connue, mais au contraire qu’on sauvegarde et raffine ses enseignements particuliers.
Je confesse volontiers que longtemps, j’ai été rebutée, frustrée, par les audiolivres et les lectures à voix haute. Comme beaucoup d’adultes qui ont été des enfants privés d’oracy, j’ai dans un coin de ma tête une équation simpliste : je lis beaucoup plus vite quand je lis en silence, alors pourquoi passer deux fois plus de temps à écouter la même page ? Quand il y a tant de livres à lire, tant de pages à avaler, comment justifier tout ce temps perdu ?
Et puis peu à peu la lecture à voix haute est revenue dans ma vie.
D’abord par l’amour : il y a quelque chose dans le couple qui pousse au partage des textes, on a toujours envie de dire « écoute, on dirait que ça parle de nous », et finalement le moment ponctuel devient un rituel, le paragraphe lu devient une page devient un livre devient une bibliothèque. Il y a quelques semaines, un soir, effondrés de fatigue par un weekend chargé avec nos très petits garçons, mon compagnon et moi nous nous lisions à voix haute une nouvelle d’Agatha Christie, et il y a eu ce moment où l’un ou l’autre a dit, il reste combien de pages ? et la réponse était une trentaine, nombre de pages insurmontable avec notre degré de fatigue… mais il fallait le faire, le suspense était trop fort, la nouvelle trop envoûtante, le moment trop agréable. Je sais que toute seule, juste moi et ma tête, je l’aurais arrêtée. Mais à deux, on avait la force. Délicieuse capitulation à la littérature que de rogner encore plus loin nos deux énergies combinées, pour le seul plaisir de se livrer ensemble au texte.
La lecture à voix haute est aussi revenue dans ma vie par les lectures avec les classes. Dans les petites classes, d’accord, mais chez les ados, c’était loin d’être une évidence. Un jour, dans un collège, une enseignante me demande de leur lire quelque chose, et cette activité enfantine me fait presque honte, a priori, je me dis qu’ils vont trouver ça rasant, risible. Mais la qualité de l’écoute me prend à la gorge. Leur écoute est presque épaisse, comme du beurre dans la pièce où mes mots se collent, et je vois qu’ils se délectent, et ils ont plein de questions après, et c’est la première fois que je comprends vraiment ce que Pennac voulait dire, parce que je le vis.
La lecture à voix haute est enfin revenue dans ma vie par les lectures publiques par des professionnels, auxquelles j’ai assisté ou participé. Insa Sané qui m’y a initiée, Bastien Lallemant et ses siestes acoustiques, Elizabeth Acevedo, Lisette Lombé… Et c’est là que j’ai compris quelque chose. Lire, entendons-nous bien, on le sait, c’est toujours être plusieurs, à la convergence de milliers de voix ; MAIS quand même, lire dans sa tête c’est être surtout moi, la lectrice, et lui, le texte. Lire à voix haute, c’est ajouter un toi : toi, la troisième personne, cette présence entre le texte passé et le moi en construction. Le lecteur, la lectrice à voix haute qui pose ce texte dans ma vie laisse, dans les mots qui vont me construire, une ombre de son corps, un fantôme de sa voix. Mes fables de La Fontaine ont désormais la maigreur cahotante d’un Fabrice Luchini. Il y a une personne avec le texte en moi, et moi, si je lis un texte à voix haute à quelqu’un, je sais que je me dépose en lui, ma bouche dans sa tête pour toujours, sculptant ces mots qui l’ont un peu sculpté.
Nous ne connaissons pas, ou pas bien, les effets de tout cela. Tout reste à créer, à explorer, à analyser, par des initiatives à la fois individuelles et collectives, par des lectures à voix haute entre amoureux adultes… et des lectures à voix haute par des centaines de milliers d’enfants à travers tout le pays.
Alors évidemment, Les Petits Champions de la lecture, j’étais emballée d’emblée, et je n’ai pas hésité une seconde quand on m’a fait l’honneur de me demander d’en être la marraine. Cette compétition est une extraordinaire réussite éducative et culturelle et on ne peut qu’être estomaqué de penser que grâce à elle, 400 000 enfants ont pris des textes dans leur corps, les ont mis dans les corps d’autres enfants. On me demande quel message je voudrais faire passer en tant que marraine, et c’est le suivant. J’avoue que je n’aime pas trop la rivalité, les notes, les classements et les concours ; alors la compétition, d’accord, mais si je suis pour, c’est surtout pour le prétexte : ce qui m’intéresse, ce sont tous ces enfants qui participent et aussi ceux dont on dirait qu’ils ne participent pas, mais qui dans les classes écoutent leurs camarades répéter leurs textes. Ce qui m’intéresse, c’est cette littérature qui volète d’œil à bouche à oreille alors qu’elle serait restée sagement sur la page à attendre qu’on l’enferme dans seulement une ou deux têtes.
Alors le message est le suivant : ne croyez pas que vous ne participez pas au concours si tout ce que vous faites, c’est d’écouter vos camarades. Vos corps sont actifs et les textes vous construisent, et par vos réactions, votre langage corporel, votre écoute, vous construisez aussi la voix et la lecture de celui ou celle qui parle.
Ne croyez pas que vous perdez si vous n’êtes pas finaliste. Vous avez déjà gagné.
Quant aux finalistes de la compétition, que nous retrouverons à la fin de l’année, ne perdez jamais de vue que c’est d’un triangle d’or qu’il s’agit : le texte, ceux qui écoutent, et vous. Il faut que les trois en sortent gagnants, sinon, le jeu n’en valait pas la chandelle. Alors ne vous faites pas d’entorse à la gorge à force de répéter, ne vous mettez pas les nerfs en pelote, laissez le texte et le public vous tenir et vous porter.
Je n’ai pas parlé du dernier côté du triangle, la littérature, textes imposés et textes choisis, mais je dirai une chose : elle a bien de la chance, elle a hâte d’en être. Vous la faites naître et renaître à chaque lecture. Ne soyez pas trop impressionnés par elle, c’est vous qui oeuvrez pour elle et par elle, et qui lui redonnez sa jeunesse. Ne choisissez pas des textes dont vous pensez qu’ils vont épater le jury, choisissez des textes qui donnent envie à votre voix de danser. A l’inverse, ne vous dites pas qu’un texte est trop grand pour vous, trop respectable, trop majestueux. Tous les textes meurent d’envie que vous les adoptiez.
Et un message particulier à ceux pour qui c’est pas évident, ceux pour qui les lettres gigotent, ceux pour qui les lignes font des vagues, ceux dont la voix achoppe, ceux dont les lèvres font stop on sait pas pourquoi, ceux qui ont besoin d’images, ceux qui ont un accent, ceux qui ont deux langues dans une seule bouche, ou trois, ceux qui font jamais les bonnes liaisons, ceux à qui on fait chut dix fois par heure, ceux qui voient rien dans leur tête quand on dit il était une fois, ceux qui se souviennent jamais de leur numéro de page, du nom des personnages. Ne vous dites pas que tout ceci n’est pas pour vous, que vous n’êtes pas des champions. Nous voulons vous entendre, nous espérons vos voix, nous vous attendons.
A bientôt !