Il était peintre, elle est écrivaine, critique d’art. « Le jour de ma première rencontre avec Benrath, en août 1969, dans sa maison de campagne de Saint-Germain-des-Vaux en Normandie, je ne connaissais rien de lui. Un seul de ses tableaux, de la série des Violets d’Egypte, était accroché au mur. (…) Sur le moment, je n’eus pas conscience que ce Violet coulerait désormais dans mes veines et dans l’encre de mes écrits. » C’est ainsi qu’Alice Baxter, alors étudiante en lettres puis en arts plastiques, se remémore, des années après, ce premier instant de la rencontre, sa fulgurance et aussi sa magie. Une correspondance Alice Baxter & Frédéric Benrath, achevée en 2007, année de la mort soudaine du peintre, intitulée Ces petits tas d’ombre et de lumière, Correspondance croisée choisie 1969-2007 (1), rend hommage à ce que fut leur relation – échange vibrant d’un artiste à un autre artiste, vertigineux puits nourricier où venaient s’abreuver une réflexion réciproque symbiose.
De cette correspondance longtemps tenue secrète dont elle découvre une partie, Alice Baxter rappelle combien la lettre est témoignage, combien Frédéric Benrath fit de leurs conversations épistolaires ce Journal essentiel où il confiait ses doutes, ses enthousiasmes, son cheminement artistique douloureux comme sa mélancolie existentielle, et combien en quarante ans de proximité, leur dialogue évolua.
Dans Écrits et lettres de Frédéric Benrath publiés en 2014, et dont on devait le choix et la présentation à Alice Baxter, la préface nous parlant de lui, résumait une écriture « à double entrée, l’une officielle, l’autre secrète ». S’il écrivit tant, c’est qu’il eut toujours besoin de s’adresser à quelqu’un. Elle fut celle qu’il appelait Ma seule lectrice capable d’extraire de mes misérables écrits quelques lignes significatives sur ce que je suis, je vis, je peins (Lettre à A.B. New-York, 2 octobre 1978) (2).
Frédéric Benrath fut le prénom et nom que se choisit le peintre Philippe Gérard, né en 1930 en Seine-et-Oise – renversé par un scooter à Paris et aussitôt décédé, près de 77 ans plus tard. Un père absent, une mère qui le sensibilise à l’art, une enfance à Toulon avec sa mère et ses deux frères. Plus tard, des études à l’École des Beaux-Arts à Paris, une solitude recherchée doublée d’une proximité avec les livres, et la naissance d’un goût prononcé pour les Romantiques allemands. À l’âge de 23 ans, lors d’un voyage en Allemagne, il découvre le château de Benrath, près de Düsseldorf, dont il adopte le nom ; il a aussi en tête ces trois figures de la culture allemande au dénominateur commun, Frédéric ; le philosophe, Friedrich Nietzsche, le poète, Friedrich Hölderlin, le peintre Gaspard D. Friedrich. Voilà le pseudonyme sous lequel il signera désormais.
Il enseignera les arts plastiques à L’École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, se liera d’amitié avec le philosophe Jean-Noël Vuarnet. Il tendait vers quelque chose de spirituel, disent de lui ceux qui le connaissent. L’écriture lui sera nécessaire, et sa peinture restera fidèle à l'abstraction tout au long de sa vie, évoluant d'un style tourmenté vers une peinture de plus en plus épurée vers la fin, à la limite du monochrome. Il appréhende sa propre peinture. De tout temps, celle-ci sera traversée par d’autres formes d’art ; la littérature, la musique, le cinéma. Dans un ouvrage qu’il lui consacrait, intitulé, Frédéric Benrath, Pierre Wat présentait ainsi l’artiste qu’il admirait : « Si on connaît Frédéric Benrath c’est parce qu’il a participé à un mouvement qui s’appelle le nuagisme dans les années 60 – devenu une sorte d’étiquette ; au-delà de cela, c’est une peinture qui commence comme une peinture expressionniste, teintée de lyrisme, qui va vers une sorte de dépouillement de plus en plus ouvert, aérien ». Lorsque peintre aguerri déjà, il rencontre la jeune Michèle Le Roux – qu’il décidera de rebaptiser Alice quelques années plus tard, telle l’Alice de Lewis Caroll – arrivée chez lui avec un ami qu’elle accompagnait, c’est une rencontre déterminante pour tous les deux. Il lui écrit près d’une semaine plus tard, un 8 septembre 1969 : « Tout est difficile même ce qui pourrait paraître le plus simple. Vous voici dans mon horizon comme la mer après les galets et j’aime la mer. » (4)
Immédiatement, une intensité passionnelle les lie, mais d’emblée il prévient être un homme angoissé, secret – il a une femme, un fils. De plus, parler de soi, c’est être trop complaisant avec soi-même, lui écrit-il peu après, et préfèrera évoquer ses thèmes de prédilection ; la peinture et les références aux peintres, la lecture, le cinéma. « Je suis dans le train avec tes lettres si belles qui se glissent dans mon sang, je rentre à Paris soutenu par tes lettres et ton amour » (11 octobre 1969). Frédéric Benrath a trouvé en Alice Baxter la destinataire privilégiée de ses interrogations sur son œuvre, son aimant inconditionnel, écrivain en herbe qui dessine, rêve d’être peintre. Il réside à Paris, elle vit à Caen. Jusqu’à son déménagement à Paris deux ans plus tard, elle viendra lui rendre visite à Paris, ils s’écrivent de plus en plus. Benrath est un peintre obsédé de peinture, cet être crépusculaire qui se rêve poète, cet artiste qui trouve dans son atelier le refuge nécessaire loin des affres de la vie quotidienne ; dans la correspondance qu’il entretient avec Alice, il puise un remède aux démons qui l’assaillent. Hanté par Eros et Thanatos, hanté par sa solitude, « je suis un homme seul et ma vie ne consiste qu’à tenter de faire une œuvre », hanté par la proximité du suicide, « Combien de fois j’ai lorgné l’anneau du plafond de mon atelier et imaginé la corde qui pouvait m’y suspendre » (7 mars 1977), c’est un homme habité par l’œuvre créatrice comme unique raison de vivre. Mais comment peindre l’irreprésentable, sinon en effaçant l’image, en approfondissant la lumière et le silence, en gommant de son travail toute trace de geste, de forme sinon fantomatique, aléatoire. « Essaie de ne pas venir en ce moment à Paris, implore-t-il, je suis vraiment en état de détérioration » (5 février 1970). Lui encore, qui confiera, à la fin de ce mois de février 1970, douloureux de contradictions et d’antagonismes ; « Nous nous devons de guérir de nous-mêmes ». Alice sera là, présente, encore et encore, qui le priera de ne pas se détruire, qui comprendra, qui lui dira. « Que se passe-t-il en toi ? Pourquoi ce carnage (…) ? et plus loin, Mon affection pour toi est quelque chose d’unique, comme le réceptacle de toutes les formes d’amour qui existent » (31 mars 1970).
Alice Baxter est née, Michèle Le Roux, en 1947, à Équeurdreville près de Cherbourg, dans une famille d’origine modeste – un père ouvrier, une mère couturière – enfant qui aime dessiner, elle se destine pourtant à l’enseignement. Elle prépare le concours, et en 1970, se retrouve professeur en lettres, histoire-géographie en collège, dans le Calvados. Sa rencontre cruciale avec Frédéric Benrath lui ouvre les portes de l’art et du possible ; un an plus tard, elle est installée à Paris, et obtiendra son CAPES d’art plastique en 1976. Elle enseignera désormais l’art. C’est une sensitive, et Benrath voit en elle l’écrivain et la critique d’art à part entière qu’elle deviendra. Sous le nom Baxter – pseudonyme choisi en écho à Véra Baxter de Marguerite Duras et adopté en 1977 avec Benrath – elle signera ses premiers articles critiques et se fera connaître.
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(1) Alice Baxter & Frédéric Benrath, Ces petits tas d’ombre et de lumière, Correspondance croisée choisie 1969-2007, éditions L'Atelier contemporain
(2) Frédéric Benrath, Écrits et lettres, éd. L’Atelier du Grand Tétras, 2014
(3) Pierre Wat, Frédéric Benrath, éd Hazan, 2016
(4) Alice Baxter & Frédéric Benrath, Ces petits tas d’ombre et de lumière, op. cité, pp. 45, 46