Sa valse triste, Jazz Suite n°2, illustra les spots publicitaires d'une compagnie d'assurances et fut aussi la musique générique du dernier film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut. On fête aujourd'hui le centenaire de sa naissance et il n'est qu'à lire ces « douze journées de Dimitri Chostakovitch », reconstituées par Bertrand Dermoncourt, pour saisir plus amplement combien l'homme autant que l'œuvre furent emblématiques.
Dimitri Chostakovitch est né en 1906, à Saint-Pétersbourg, mourra soixante-neuf ans plus tard, aura vécu au cœur de l'âge d'or de l'art russe. Et pourtant, il a onze ans lorsque éclate la révolution russe qui les marque, lui et sa musique, à jamais. Il vivra toute sa vie sous une dictature communiste, composant dans une époque de terreur et de compromissions, contraint aux chants patriotiques, aux marches grotesques ou aux voyages de propagandes imposés par Staline, aux fausses dédicaces aussi, aux œuvres à clés enfin et dans le secret, dans un espoir ultime de reconnaissance.
Il est issu d'une famille cultivée et sa mère est pianiste professionnelle, qui lui donne ses premières leçons de piano. À l'âge de treize ans, il entre au Conservatoire de Petrograd et six ans plus tard, signe sa première grande œuvre, la Symphonie n°1, qui reste l'une de ses compositions les plus populaires.
De 1925 à 1935 il écrit ses œuvres les plus téméraires : deux opéras fortement critiqués en raison de leur « modernisme outrancier » ; Le Nez, adapté d'une nouvelle de Gogol, créé en 1930 et Lady Macbeth de Mzensk, d'après Leskov, créé en 1934.
Depuis que Lady Macbeth de Mzensk s'est imposée sur les scènes lyriques, avec près de deux cents représentations en un an seulement, il est devenu, à moins de trente ans, le compositeur le plus en vue de sa génération. Les mots du chef d'orchestre Samuel Samossoud lui reviennent à l'esprit : « Depuis La Dame de pique de Tchaïkovski, il n'y a eu dans la musique russe aucun opéra aussi novateur et aussi passionnant », (cité par Bertrand Dermoncourt p.61).
Il est rappelé à l'ordre par le tout puissant jdanovisme (Andreï Jdanov est le grand inquisiteur de la vie culturelle soviétique de l'après-guerre et membre du Politburo, chargé de l'idéologie) et ses œuvres se voient interdites, considérées comme produits d'une « bourgeoisie décadente », « ennemies du peuple ». Contraint aux concessions, il produit une série d'œuvres à tendance sociale et héroïque, notamment les Symphonies nos 5 à 9 : la cinquième illustrant le devenir de l'homme soviétique ; la septième et la huitième, écrites pendant la guerre, évoquant respectivement la résistance de Leningrad et la bataille de Stalingrad ; la neuvième étant la Symphonie de la victoire.
En 1948, il est à nouveau soumis au « rapport Jdanov » et critiqué ouvertement à « l'Union des compositeurs de Moscou ».
(20 février 1948) – « Cela ressemble à une exécution publique, et c'en est une, en quelque sorte. La seule différence, c'est qu'au lieu de vous supprimer les bourreaux ont la magnanimité de vous laisser vivre couvert de crachats. » Chostakovitch assiste à une réunion de l'Union des compositeurs de Moscou organisée pour répondre à une nouvelle résolution du Parti : condamner les « aspirations formalistes » de certains musiciens. « Et cette grâce, vous la payez en restant assis là, à écouter tout ce qu'on vous jette à la figure, et en vous repentant de vos torts. Et pas question de se repentir intérieurement : non, il faut monter en chaire et battre votre coulpe à haute et intelligible voix, en trahissant publiquement vos idéaux », (cité par Bertrand Dermoncourt p. 102).
Comment survivre à la honte, à la peur, dans une époque stalinienne d'attaques violentes et de restrictions obligatoires, qui touchent non seulement la musique, mais tous les autres domaines de la vie culturelle : théâtre, cinéma, littérature, arts plastiques ? En faisant l'éloge du courage humain, en faisant entendre, coûte que coûte, la terrible, inextinguible angoisse de l'âme humaine. Voilà pourquoi sans doute, la musique de Chostakovitch est une musique de l'angoisse.
En 1949, il compose Le Chant des forêts puis, une libéralisation progressive lui permet de s'exprimer comme il l'entend. Il obtient le prix international de la paix en 1953, est réhabilité en 1958, et en 1966, est le premier compositeur à recevoir le titre de « Héros du travail socialiste ». Épris de vérité humaine, capable d'émerveillement autant que du pessimisme le plus sombre, admirateur enthousiaste de Mahler et comme lui, attiré par les grandes fresques et les volumes sonores, éclectique en même temps et influencé par toutes sortes de courants et de tendances musicales – du jazz à la musique traditionnelle russe –, il est l'auteur de quinze symphonies, de nombreuses pièces de musique de chambre (dont douze quatuors à cordes), de divers concertos, de deux opéras, d'une opérette, de deux ballets, de mélodies, de chansons, de musiques de films… Il meurt en 1975, des suites d'une attaque cardiaque et d'un cancer.