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Claude Mauriac : Portrait. Par Corinne Amar

édition octobre 2025

Portraits d’auteurs

Porter le nom de Mauriac dans la littérature française contemporaine, c’est naître sous le signe d’un héritage écrasant, car être le fils d’un grand écrivain n’est pas facile. François Mauriac, qui avait le souci de son œuvre, chercha d’abord à se protéger, il ne fut jamais proche de ses enfants. « Vous étiez, se souvient Claude Mauriac, le personnage qu’on ne voit jamais. Vous ne vous occupiez pas de nous. Autour de votre travail, nous créions une zone de religieux silence. Mais, la plupart du temps, vous n’étiez même pas à la maison ». Comment vit-on avec le souvenir d’un père distant, très souvent absent de la maison, sortant vite après le dîner qu’il est impatient de quitter ? « Puisque nous ne pouvons-nous parler, écrivons-nous », confiait François à Claude, le 22 avril 1936 – d’où une correspondance intitulée « Je te dis toute ma tendresse » (1), qui réunit les lettres échangées tout au long d’une vie entre le fils aîné d’une fratrie de deux garçons et deux filles, Claude Mauriac (1914-1996) et son père, François Mauriac (1885-1970).

Claude naît le 25 août 1914 à Paris, quelques mois après le début de la guerre, dans un environnement profondément littéraire et catholique. Il aime sa mère, Jeanne, d’un amour fusionnel. Son père imprime à la famille une atmosphère d’exigence intellectuelle et morale, où les livres, les débats et les rencontres avec des figures du monde littéraire qui passent à la maison sont le quotidien. Adolescent, il reçoit une éducation en lettres classiques, tout en fréquentant les cercles littéraires parisiens. Dès 16 ans, ayant reçu de son père son ancienne machine à écrire, il écrit son journal. Il développe une relation complexe avec ce père qu’il vénère, mêlée d’admiration, de respect mais aussi, de désir d’affirmer sa propre voix. Pourtant, cet amour est si fusionnel qu’il lui fait ressentir étrangement ces absences comme une mort. « Je vais chercher papa à minuit à la gare d’Orsay. Je le revis avec une immense joie… C’était un peu comme s’il m’était rendu après avoir quitté ce monde pour toujours (…). Et soudain c’était le miracle : il revenait parmi nous. Dans la chambre où maman était au lit il nous parlait en riant… Je regardais papa avec une sorte d’extase : il parlait des propriétés, des paysans, avec dans la voix cette vénération qu’a tout vrai terrien pour le terroir (2) ».

Après ses études, Claude Mauriac choisit le journalisme comme premier terrain d’expérience. Collaborateur de Combat puis du Figaro littéraire, il commence une carrière de critique littéraire qu’il poursuivra dans de nombreux essais sur Gide, Jouhandeau, Proust, Cocteau …

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engage dans la Résistance et se rapproche du Général de Gaulle – sa deuxième figure de père – dont il devient le secrétaire. Mais c’est dans la littérature qu’il trouve sa véritable respiration. Il se rapproche du Nouveau Roman et de ceux qui l’incarnent, mais il pressent que le roman traditionnel, celui de la narration linéaire et du personnage stable, ne suffit plus à dire le réel.

Ce rapport au temps, Claude Mauriac le poursuit dans son monumental journal, Le Temps immobile qu’il fait paraître après la mort de son père, en 1974. Son succès allait engendrer une série de dix volumes publiés entre 1975 et 1993. L’écrivain y entremêle souvenirs, voyages, extraits de carnets, fragments de conversations, citations et réflexions. Tout y circule, tout s’y entrecroise : les rencontres avec les grandes figures de son siècle, de Malraux au Général de Gaulle, les traces du passé familial, les échos de la littérature et du cinéma, son autre thème de prédilection. Dans cette œuvre qui est comme un labyrinthe, Claude Mauriac fait du temps non pas seulement un fil, mais une matière. « Venise, lundi 14 septembre 1936. À l’Academia, ce matin, avec papa, maman, Claire et Luce, des Carpaccio divins, de prodigieux Titien, d’inoubliables Tintoret. Vais-je connaître à nouveau la joie de l’été dernier, lorsque tant de chefs-d’œuvre vénitiens étaient réunis au Petit-Palais ? » (3) Claude Mauriac a 22 ans, il est à Venise en famille. Le Temps immobile (4) est conçu et réalisé comme un film où il a photocopié des pages de son journal, des textes d’autres auteurs. Il les a coupés, collés, rassemblés sans ordre chronologique, mêlant sous le même jour du même mois des pages écrites à des années d’intervalle, si lointaines parfois l’une de l’autre, en un montage qui ne soucierait pas de l’écoulement du temps. Une page plus loin, on est à Venise toujours, trente-sept ans plus tard, un vendredi 31 août 1973 : « À la terrasse du Florian, je fais le calcul et je dis : - Lorsque j’étais ici, avec mon père, en 1936, et qu’il me paraissait si vieux, il avait cinquante et un ans… Non pas, tellement vieux : hors du temps de la jeunesse. D’un autre âge, incommensurable. » (5)

L’intense correspondance que Claude Mauriac entretient avec son père jusqu’à la fin de la vie de ce dernier témoigne de leur relation d’amour mais aussi de reconnaissance et d’un dialogue critique. François lui écrit : « Je lis tes pages avec ce mélange d’étonnement et de reconnaissance qu’un père éprouve devant ce qu’il n’a pas su transmettre. Tu m’échappes, et c’est tant mieux. » Le poids du nom n’est jamais absent. Être « le fils de François Mauriac » est pour Claude une épreuve autant qu’un héritage. François en est conscient. Pendant la guerre, leurs lettres prennent une intensité nouvelle. Claude, engagé dans la Résistance et proche du Général de Gaulle, écrit depuis un monde d’action, tandis que François, dans son bureau, mène une autre bataille par la plume. L’un et l’autre se rejoignent dans la fidélité à leurs convictions. François lui écrit en 1943 : « Tu vis dans l’action, mon fils, moi dans la solitude de la parole écrite ; mais que cette parole soit digne de ceux qui se battent. » Claude lui répond quelques mois plus tard : « Je ne peux oublier que, si je me bats, c’est aussi contre les mensonges que tu dénonces chaque jour ». La guerre les rapproche, effaçant peu à peu la distance des générations.

La question de la foi aussi traverse toute leur correspondance. François, catholique fervent, ne cesse d’interroger Dieu à travers ses lettres autant que dans ses romans. Il écrit à Claude en 1951 : « Tu ne croiras peut-être jamais comme j’ai cru, mais tu chercheras, et cela seul te sauvera. » Claude, plus détaché de la religion institutionnelle, lui répond : « Je te lis, mon père, et je t’aime pour cette foi qui te blesse autant qu’elle te nourrit. » François, souvent tourmenté, trouve en son fils un interlocuteur qui le comprend sans le juger. Claude devient pour lui un miroir apaisant, un témoin de sa quête intérieure. Il poursuit sa route, fidèle à la littérature et désireux de s’en affranchir. Ses romans, plus expérimentaux, déroutent parfois son père, qui ne cache pas ses réserves mais ne cesse de l’encourager. Peu à peu, leurs lettres témoignent d’un respect réciproque et d’une tendresse de plus en plus libre. « J’ai appris de toi la fidélité aux mots, mais aussi celle au cœur », écrit Claude dans les années soixante. À la mort de son père, il fera difficilement le deuil, tant leurs vies semblaient liées. 

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  1. François Mauriac, Je te dis toute ma tendresse. Correspondance avec Claude Mauriac (1926‑1970), Texte établi et présenté par Philippe Baudorre, Albin-Michel, Paris, 2025.
  2. François Mauriac, Je te dis toute ma tendresse, Correspondance avec Claude Mauriac, op. cité, p. 87.
  3. Claude Mauriac, Le Temps immobile, Paris Grasset, 1974.
  4. Claude Mauriac, Le Temps immobile, op. cité, p. 10.
  5. Claude Mauriac, Le Temps immobile, op. cité, p. 12.