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Clarice Lispector : Portrait et Correspondance. Par Corinne Amar

édition Janvier 2022

Portraits d’auteurs

Clarice Lispector, écrivaine, romancière, voyageuse, épistolière ; elle fut cette figure mythique qui fascina ses compatriotes et dont le visage même, de Sphynx,  captivait tant, qu’il orna dans les années 2010 au Brésil, des timbres-poste ; Clarice Lispector, Brésilienne et juive, née en Ukraine, en 1920, morte en 1977, à Rio de Janeiro. Sa correspondance intégrale1, parue aux Éditions des femmes-Antoinette Fouque, est une manière d’ouvrir ou réouvrir, en même temps que ses lettres – laboratoire d’une partie importante de son œuvre – ses romans et la fabuleuse biographie de Benjamin Moser, Clarice Lispector, Pourquoi ce monde ?2
À la fin de ce portrait si vivant, fascinant, son biographe inclut en ultime page un paragraphe seul et un titre, Épilogue, aussi sobre qu’éclairant qui nous dit ceci : « Clarice Lispector ne put être enterrée le lendemain, jour de son cinquante-septième anniversaire, car cela tombait pendant le shabbat. Le 1er décembre 1977, dans le cimetière israélite de Cajù, elle fut mise en terre selon le rite juif orthodoxe (…). Sur la pierre tombale, gravé en hébreu, le nom caché : Chaya bat Pinkhas. Chaya, fille de Pinkhas.3
Elle venait, nous explique Benjamin Moser dans son introduction « de l’univers des Juifs d’Europe de l’Est – un univers de saints, de rabbins et de miracles, un univers confronté aux premiers signes avant-coureurs de sa fin imminente. » Cette vocation mystique, elle la porta dans son œuvre, ancrée dans la société brésilienne, irriguée par la tradition juive ; une œuvre inquiète, extatique, introspective, séduisante comme elle séduisait elle-même par le mystère que, malgré elle, elle dégageait, et bouleversante, entre une expérience intime de la solitude et une nostalgie de la communion.
« Je suis née en Ukraine, patrie de mes parents. Je suis née dans un village appelé Tchechelnik, qui ne figure pas sur la carte tant il est petit et insignifiant. Au moment où ma mère était enceinte de moi, mes parents étaient déjà en route pour les États-Unis ou le Brésil, ils n’avaient pas encore décidé : ils se sont arrêtés à Tchechelnik pour que je naisse et ils ont continué leur voyage. Lorsque je suis arrivée au Brésil, je n’avais que deux mois ! »4, écrit-elle, à propos de ce petit village dans lequel elle naît, alors que ses parents se décident à émigrer, dans une époque dure de violence, de guerre civile, de famine et de pogroms. On doit aux Éditions des femmes la presque totalité de l’œuvre de Clarice Lispector, traduite en français – des nouvelles, des contes, des romans, des chroniques, une correspondance abondante. Elle est unique, mais il arrive qu’on la compare à Virginia Woolf ou à James Joyce, dans cette proximité qu’elle a aussi, avec le monologue intérieur. Dans ses lettres, elle évoque souvent « la douleur d’écrire des livres » ou l’écriture telle « une malédiction », pourtant, écrire, dit-elle, est un acte compulsif. « Je n’ai pas écrit une seule ligne, ce qui nuit à mon repos. Je vis en attente d’inspiration avec une avidité qui ne me donne pas relâche. J’en suis même arrivée à la conclusion qu’écrire est la chose que je désire le plus au monde, plus même que l’amour », écrit-elle à Tania, sa sœur chérie, alors qu’elle n’a que vingt-deux ans. Elle publie son premier roman, Près du cœur sauvage, un an plus tard. Elle détonne dans ce paysage catholique et réactionnaire du Brésil de l’époque, tandis qu’on la dit douée. Le roman nous raconte la vie de Joana, fille d’une mère « pleine de pouvoirs et de maléfices », indépendante et obstinée, tôt disparue, et d’un père lointain et distrait. Le mystère du monde la hante comme la hante celui de son être propre. Je suis si mystérieuse que je ne me comprends pas moi-même, explique-t-elle à plusieurs reprises5 . L’angoisse, « le désarroi d’être vivante », ses fantômes, ses morts, en même temps que l’amour qu’elle porte au monde, viendront tisser la trame de son œuvre. Clarice perd sa mère, à l’âge de neuf ans. Cette dernière violée pendant un pogrom, et qui en avait contracté une syphilis, a conçu sa fille priant pour que sa grossesse fasse reculer sa maladie. Ayant échoué à la garder en vie, Clarice Lispector reviendra souvent sur la notion de faute et de culpabilité. Plus tard, d’autres romans clés aux titres énigmatiques magnifieront son talent ; Le Lustre (1946), La Ville Assiégée (1949), Le bâtisseur de ruines (Gallimard 1970), L’heure de l’étoile (1977), Agua Viva (1980), La passion selon G.H (1985), sans pour autant lever le voile sur son mystère. Des études de droit, un emploi de journaliste ; puis, à partir de 1943, mariée à un diplomate, elle suit ses affectations, à Naples, Rome, Berne, Lausanne, Washington ou Torquay, en Angleterre. Elle est bientôt mère de deux enfants et confrontée à la vie mondaine des expatriés, aux soucis des épouses et mères de famille bourgeoises. En dehors de l’écriture, l’existence lui est un défi. « Je veux une vie-vie, et c’est pour cela que je veux faire de la littérature un bloc à part », observe-t-elle alors qu’elle est encore très jeune. Ses longues lettres adressées à ses sœurs qu’elle vénère, à ses amis demeurés à Rio, dessinent autant d’autoportraits complexes, regard d’une femme d’une lucidité et d’une intelligence étincelantes, dotée d’une angoisse existentielle dont elle tempère la détresse par un humour salvateur. « Le jour où j’arriverai à une forme aussi pauvre que je le suis au fond, au lieu d’une lettre, tu recevras une petite boîte pleine de poussière de Clarice (…) je sens en moi de l’eau fraîche, mais sans en dénicher la source », écrit-elle, de Naples, en novembre 1944 à son ami, le poète et dramaturge homosexuel, Lucio Cardoso (1913-1968), qui fut son immense amour, quoique platonique. Il y a là les lettres adressées d’abord à ses proches ; mari, sœurs, fils, et leur quotidien sans coquetterie d’une existence occupée d’épouse présente, de mère attentive, de femme ; il y a ensuite, les lettres adressées aux amitiés littéraires.
Écrire fut la grande affaire de la vie de Clarice Lispector. Ses lettres disent cette fraîcheur, cette chaleur, cette proximité de la missive qu’elle écrit, qu’elle attend. De Torquay, elle écrit à son ami, Paulo Mendes Campos, le 5 novembre 1950 : « Hello, Paulo, Il y a si longtemps que je n’ai pas de vos nouvelles - que se passe-t-il ? J’ai envoyé des cartes postales à tout le monde et je n’ai pas reçu de réponse. Ensuite, un sage diplomate m’a appris qu’on n’envoie de carte postale que lorsqu’on n’attend pas de réponse - est-ce vrai ? Telle n’était pas positivement mon intention. Ici tout va bien. Maury travaille beaucoup, Pedrinho n’a pas la moindre notion d’être en Angleterre. Ce qui est vraiment charmant, ce sont les mouettes, innombrables, criant et volant bas. Il fait froid, il fait de la saudade et des choses plus confuses encore. Mais heureusement, il fait aussi de l’espérance. (...) » Saudade, ce mot portugais pour exprimer un sentiment subtil, intraduisible qui mêle mélancolie, nostalgie et espoir, et qu’on retrouve si souvent dans la correspondance de l’écrivaine brésilienne. Alors, la lettre qu’elle écrit, qu’elle reçoit, qu’elle espère, agit pour dire l’apparente banalité du quotidien de la vie, pour dire l’intensité de la littérature, pour dire tout son questionnement sur l’étrangeté du monde, bien cachée. Voilà trente-sept années de vie d’une épistolière qui en vécut cinquante-sept, dont une quinzaine, loin de son pays.

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1 Clarice Lispector, Correspondance, Édition intégrale. Traduit du portugais (Brésil) par Didier Lamaison, Claudia Poncioni et Paulina Roitman. Éd. des femmes, Antoinette Fouque, 2021
2 Benjamin Moser, Clarice Lispector, Une biographie, Pourquoi ce monde ? Traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Chaplain. Suivi d’un entretien entre l’auteur et Antoinette Fouque, 2012
3 op. cité, p. 385
4 op. cité p. 23
5 op. cité introd. p. 19