Lucie Taïeb - Les Échappées
© Éditions de l’Ogre
ÉTÉ
« Comprends-moi bien, pourtant. Je ne dis pas que ton histoire n’est pas la vraie. Je dis seulement qu’elle n’est pas assez forte face à la leur. Et tu as déjà compris, puisque tu la tais, tu sais déjà, sans doute, qu’il vaut mieux, toujours, dans une famille où règnent des histoires divergentes, et dans le monde tel qu’il va, être du côté des histoires les plus fortes. »
On porte en soi la mort comme un fruit qui mûrit, paraît-il, mais on ne veut pas, pour autant, qu’elle parvienne à maturité. On préfère qu’elle ne grandisse pas, alors on ne bouge pas, de peur d’accélérer le processus. Mais il y a, dans cette immobilité, quelque chose qui ronge, véritablement : un épuisement prématuré des forces, un déclin impassible, une image qui vous fascine et vous empêche de fuir, comme la bête piégée par l’éclat des phares, stoppée net au milieu de la voie, et que le véhicule n’évitera pas.
Ainsi, une menace rôde, on se terre, et avec la croyance folle de devenir invisible, on ferme les yeux.
Dans des haut-parleurs, par tous les organes possibles de communication, l’annonce quotidienne se répète : nous ne sommes pas à l’abri, la frappe est imminente, seuls les insensés ou les subversifs en doutent. Cela va venir, cela se prépare, cela est déjà là, mais nous ne le voyons pas encore. Souvenez-vous des fois anciennes, des attaques imparables qui ont fauché des innocents, lorsque encore un sourire de joie éclairait leur visage. Cela va revenir, inédit et terrible. Cependant, ce n’est pas une flaque de sang, ce ne sont pas des cris, ni une panique, des hommes armés surgissant d’un cauchemar, un gaz mortel, ni même une balle fichée dans la chair dans l’organe vital dans l’œil le foie le cœur.
À vrai dire, on ne sait pas ce que c’est. On ne sait pas ce qui viendra, ni même si l’on verra le jour où la menace annoncée se réalisera. Il est dit, néanmoins, que l’heure est proche où l’ennemi, qui veille, trouvera la faille et entrera.
Malheur à ceux qui doutent, malheur à ceux qui ne craignent pas. Depuis longtemps plus personne ne demande qui est l’ennemi. On sait seulement qu’il faut se soumettre et l’on se soumet.
Quel que soit le visage que prendra la menace, déjà elle les accable et leur monde a changé, et la peur a infiltré leur corps comme une gale qui, chaque nuit, les torture et les tient éveillés.
Quel que soit son visage, elle a déjà un nom : Stern. C’est contre elle qu’il faut lutter.
Au pays de la menace, Stern (comme étoile) est une héroïne placide. Elle n’a pas les yeux brillants, elle n’a pas d’espoir, elle ne porte aucune révolution sous le bras, elle n’a pas d’ailes immenses repliées dépliées repliées. C’est une héroïne. Elle est placide.
On vante sa voix qu’on entend de manière très surannée dans de petits postes de radio qu’on se passe sous le manteau. Les ondes, les ondes sont libres. Il n’y a pas d’hystérie, pas de foi, pas d’enthousiasme collectif, il y a seulement la voix de Stern dans les petits postes de radio tous les jours à heure fixe, on suppose qu’elle dérobe à son emploi du temps une petite demi-heure le matin, ou le soir, on analyse les bruits de fond, on croit entendre parfois une cafetière parfois de jeunes enfants, parfois on croit même sentir le pain grillé, la confiture. Elle chante doucement elle lit des poèmes elle dit : « Amies, amis. » Elle dit par exemple : « Amis, amies, le jour est sombre ce matin, il fera froid malgré l’été, fermez les yeux quand on appellera votre nom, fermez les yeux et pensez, au moment même où l’on appellera votre nom : ce n’est pas moi. » Ce qu’elle dit sera répété plus loin, chaque fois, le soir et le matin, elle achève sa petite demi-heure par les mêmes mots : « La crainte n’est pas votre amie, amis. Regardez-vous chacun sans voir de menace. Regardez-vous chacun avec l’ouverture et la nouveauté des enfants. Vos mains sont un miracle, elles lâchent, elles tiennent, elles frappent et caressent. Regardez-vous chacun sans peur. »
Tous l’oublient mais nous les voyons. Ou tous le savent et se reposent sur nous : les yeux, sans doute, les rassurent, ces yeux presque invisibles, petits globes de verre mobiles des caméras de la ville, et derrière chaque œil, un regard humain qui scrute le territoire quadrillé de leur vie commune à la recherche de toute anomalie, tout signe précurseur.
À ceux qui s’apprêtent à passer leur existence devant les écrans de la vigilance, le formateur répète : « Quand cela arrivera, vous n’aurez pas à hésiter, vous saurez que c’est arrivé, il n’y aura pas de doute possible, personne à consulter, pas une seconde à perdre. Vous êtes aux premières loges, ne l’oubliez jamais. C’est par l’un de vous que viendra la nouvelle, c’est vous qui l’annoncerez, les premiers, à tous les autres. Vous allez vous ennuyer toute votre vie, peut-être, mais restez toujours vigilants. Parce que, quand cela arrivera, c’est l’un d’entre vous qui donnera l’alarme. »
Bruno Remaury - Le Monde horizontal
© Éditions Corti
Ça commence à chaque fois par un geste simple oh tout simple, celui d’un peu de couleur au bout de la main et par celle-ci sur un support appliquée. Et au commencement du commencement de ce geste il y a l’homme ancien dans le noir de la grotte qui lève sa main vers la voûte et la presse contre la paroi afin que s’y inscrive sa trace colorée. Première époque, premier tableau. Un homme d’une soixantaine d’années, le regard un peu absent, le visage fatigué, portant barbiche et complet, est assis un soir de juin 1906 dans l’auberge d’un petit village des Pyrénées. Il s’appelle Félix Régnault.
Il vient de passer la journée dans la grotte de Gargas qu’il connaît et fouille depuis plus de trente ans sauf que ce jour-là ce ne sont pas les mêmes choses qu’il est venu chercher, esquilles, os, crânes d’animaux oubliés, mais de la couleur quelle qu’elle soit, taches, lignes ou figures comme celles qu’il a trouvées dix ans auparavant dans la grotte de Marsoulas et devant lesquelles préhistoriens patentés et sociétés savantes ont ri, les tenant pour des faux grossiers, le prenant lui pour un naïf. Il faut dire que Félix n’est rien, ou presque rien, un simple libraire toulousain qui s’est inventé un destin de paléontologue, fouillant ici et là sans beaucoup de méthode mais avec l’enthousiasme des pionniers, lui et les premiers compères découvreurs de mondes oubliés, Garrigou, Raoul, Chasteigner, médecins, notaires ou rentiers se glissant en jaquette et lorgnon dans d’étroits boyaux de rocher afin d’en remonter des squelettes d’animaux disparus, des bifaces, des os gravés.
Ce jour-là, trente-quatre années après avoir pénétré pour la première fois dans ce même boyau de rocher, lampe haut levée, Félix a d’abord trouvé deux taches colorées faites à l’ocre rouge dans une des draperies de calcaire de la paroi, deux silhouettes de mains bientôt suivies par d’autres, par des dizaines d’autres, mains rouges ou noires, parfois blanches, mains d’hommes et de femmes, d’enfants et de bébés, mains aux doigts écartés, tournées vers le haut, mains isolées ou regroupées, dépliées comme une nuée d’oiseaux, mains élevées avant d’être colorées et ainsi consacrées puis, pendant ce qui nous est une insondable éternité, vingt-cinq et quelques mille années, oubliées, avant d’être par lui, ce jour-là, retrouvées. Et toutes ces mains soudain haut levées de danser autour de Félix dans la nuit de la grotte leur petite ronde, sarabande rouge et noire que ni lui ni personne diront-ils n’avaient jamais remarquée. Seul debout face à la paroi, une main soulevant la lampe, l’autre crispée peut-être au gilet, il est sans doute resté là, stupéfait, face à ce grand geste immobile posé là depuis une éternité. Félix, il l’a dit plus tard, cherchait effectivement des peintures ce jour-là. Certes le souvenir des moqueries de Marsoulas et le scepticisme des préhistoriens officiels l’avaient longtemps tenu à distance de ces traces colorées mais la roue avait tourné, les peintures avaient été authentifiées et, après avoir fait son mea culpa, la faculté avait recueilli pour elle-même la gloire d’avoir apposé son brevet sur ce qu’elle avait jusque-là ignoré et qu’il avait pourtant été, lui, parmi les premiers à signaler. Il faut dire qu’entre-temps d’autres étaient descendus dans les mêmes boyaux, avaient eu foi dans la couleur et avaient commencé de l’expliquer. Alors, rassuré sans doute par ce nouveau bréviaire, Félix est-il retourné à Gargas ce jour-là afin d’y trouver autre chose que les traces d’habitat, de chasse ou de nourriture qu’il cherchait jusqu’ici au ras du sol, et pour une fois levant sa lampe, et son nez, il a trouvé ces mains, toutes ces mains, on ne sait pas trop comment, mais il les a trouvées.
Ce soir-là Félix rentre à l’auberge, ne dit rien, ne parle pas. Sans doute veut-il garder sa découverte encore intacte, en préserver l’éclat en quelque sorte puisque approche le congrès de la Société d’anthropologie de Paris, belle occasion de monter à la tribune, de décrire la découverte en mots choisis, de commenter le croquis maladroit fait dans la grotte ce jour-là avant d’aller se rasseoir sur le petit coussin de docte renommée qu’enfin, après tant d’années, il aura bien mérité. Mais aussi avant de tout révéler, avant que ne débarquent la quincaillerie municipale et la pompe académique, l’une et l’autre pressées de humer les effluves de gloire locale qu’exhale sa découverte encore fraîche, avant que n’accourent les universitaires à brevets et les sous-préfets, les uns comme les autres avides d’exercer l’aptitude de leur temps à tout savoir et à tout expliquer, peut-être veut-il simplement tenter de comprendre par lui-même la présence de ces mains, ce qu’elles font là, qui elles saluent ou pour qui elles dansent, à quoi elles jouent en somme. Applaudissent-elles l’orateur à la tribune ? Sont-elles là au contraire pour s’en moquer, doigts en l’air ? Ou encore lui adressent-elles un signe ou une prière, levées qu’elles sont vers le ciel ? Entrer dans la danse oui ce serait bien, ce serait voir comme elles pensent, ce serait répondre à ce grand geste immobile que tout à l’heure dans la grotte elles lui ont fait par-dessus l’épaule en silence, même si ce n’est pas à Félix que cette tâche reviendra mais aux préhistoriens patentés qui auront soin de recenser, de décrire, de publier. Félix lui se contentera d’avoir l’honneur de signaler une découverte qui devrait paraître digne d’intérêt ou quelque chose dans le genre et ce sera tout, ça s’arrêtera là. Il n’est qu’un amateur enthousiaste et sur l’échelle du savoir il occupe un tout petit emplacement, tout en bas, bien au-dessous de ses distingués confrères comme il les appelle et auxquels il cédera la place dès le croquis montré, la tribune redescendue et le petit coussin obtenu. Ces mains-là, là-bas, dans le silence, ce n’est pas lui qui les fera parler, lui simple arpenteur, inventeur non patenté. Mais en attendant il se tait. Peut-être aussi veut-il les garder encore un peu pour lui, les compter jalousement, les caresser du regard, de la main, bref continuer d’en jouir comme il a dû le faire ce jour-là, lampe haut levée, souffle coupé, nuque raidie.