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Entretien avec Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition octobre 2018

Entretiens
Couverture de la correspondance Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel

Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel
Correspondance 1981-2017

Avec deux lettres de Daniel Puymèges.
25 fac-similés.
Éditions Verdier, 13 septembre 2018
Avec le soutien de la Fondation La Poste

Pierre Bergounioux est né à Brive-la-Gaillarde en 1949. Il a enseigné le français en région parisienne, puis aux Beaux-Arts. Depuis 1984, il est l’auteur de récits, écrits sur l’art et la littérature, entretiens, journal... Les Éditions Verdier ont publié ses quatre Carnets de notes couvrant les années 1980 à 2016. Passionné d’entomologie, Pierre Bergounioux pratique également la sculpture.

Jean-Paul Michel est né en Corrèze en 1948. Il a enseigné la philosophie. Il est écrivain, poète et éditeur, fondateur des éditions William Blake & Co (en 1976). Il est l’auteur de nombreux ouvrages de poésie et de critiques d’art, et notamment, chez Flammarion, de Défends-toi, Beauté violente ! Il a également publié sous le nom de Jean-Michel Michelena.


Votre correspondance échangée entre 1981 et 2017 vient de paraître aux éditions Verdier. Dans une lettre datée de septembre 2016, en pensant à un éventuel « recueil de vos correspondances retrouvées », vous écrivez, Jean-Paul Michel : « Nous redeviendrions enfants, avec la colle et les ciseaux, et il passerait là-dedans plus de vie que dans quelque espèce de docte exposé que ce puisse être, touchant ce qu’auront été ces moments. (...) Et Daniel [1] renaîtra. » Redonner vie aux instants passés, aux amis disparus, c’est ce qui vous a décidé à publier cet ensemble de lettres ?

Jean-Paul Michel Après la publication de nos lettres de l’année 2012 dans la revue Europe, en mai 2017, il nous a été demandé de plusieurs côtés d’en lire davantage. Et, au fur et à mesure de la redécouverte de ces pages enfouies, nous nous sommes piqués au jeu. Pour être parfaitement appréhendables par des tiers, certaines de ces missives appelaient des images, qu’il se fût agi de visages ou d’objets irreprésentables autrement, si bien qu’assez vite, c’est comme une manière de petit film que nous est apparue la succession de ces écrits d’un instant. Avec beaucoup de lacunes, bien sûr, mais assez de vie néanmoins pour que quelque chose paraisse pouvoir être sauvé de la jeunesse perdue. Du feu sans égal des amitiés premières, quand elles durent une vie entière et qu’aucun revers n’a pu les entamer.

Pierre Bergounioux Nos petits-neveux jugeront si le sentiment que nous avons eu de vivre un moment d’exception dans l’histoire longue était justifié ou l’illusion dont se berce chaque génération pour simplement vivre, accepter, continuer. Nous avons débuté juste après que l’abomination de la première moitié du siècle dernier eut pris fin. Aux facilités, à la sécurité, à la quiétude qui nous ont été prodiguées s’ajoutaient les aperçus, les lumières dont nous avons été, premiers de nos lignées, les bénéficiaires. Nous les avons appliqués à l’univers très ancien – la Corrèze pauvrette, simplette, muette – que nous avions touché en dotation Nous avons formé le projet téméraire d’échapper aux vieilles fatalités, à l’emprise du passé. Le monde existe par soi mais pour nous, aussi, et l’idée qu’on s’en fait est partie intégrante de sa réalité. Outre qu’il nous protège de la confusion, de l’oubli, l’écrit confère à notre infime aventure cette netteté de contour, cette précise teneur, cette persistante présence qui ne sont que de lui.

Il est assez rare de publier sa correspondance, elle fait l’objet habituellement d’une entreprise éditoriale posthume... Est-ce que sa mise au jour procède de la même volonté que la publication d’un journal personnel, d’un Carnet de notes, c’est-à-dire « soustraire quelque chose à l’oubli, au temps » ?  

P.B. Nous sommes insensiblement parvenus à l’autre bout du temps. C’est Jean-Paul qui a décrété, tôt, en payant d’exemple, qu’il importait d’interpréter le monde et de le changer au lieu de rester béants, bras ballants, dans la pénombre du taillis de châtaigniers. Nous avons travaillé à réaliser la première partie du programme, lui selon les voies hautes du poème, moi par les chemins creux, tortueux de la prose. La deuxième partie s’est soldée, pour tous les deux, par un échec complet. L’état présent du monde est la négation des espoirs, des rêves de nos jeunes années. Il y a matière à se demander, à épiloguer avant qu’il ne soit trop tard.

JP.M. Vous n’aurez pas été sans remarquer que cette correspondance est travaillée par une question centrale, primordiale, lancinante, qui revient comme une hantise de la première à la dernière lettre : dans quelle mesure, et à quelles conditions aurons-nous pu donner contrepartie à l’énigme de ce qui est ? Relever le défi qui nous avait fait promettre, à seize ans, de ne nous en laisser compter par rien ni par personne tant que nous n’aurions pas amené à la lumière, par des voies neuves, à la hauteur voulue, avec la vérité, la clarté, la force, l’énergie requises la réponse qu’il nous serait possible d’apporter à l’inintelligibilité de tout, qui nous avait fait prendre la plume. Il n’y a là rien qui procède de la seule existence privée des locuteurs et doive en cela être tu. Tenter de ne pas se méprendre sur soi, oser répondre à ce qui, de seulement être, ne pouvait être laissé sans réponse, nous semble de nature à inquiéter tout un chacun. Si bien qu’il ne nous a pas semblé illicite de donner à lire publiquement des méditations, des inquiétudes qui nous semblaient relever du domaine public, et cela dans le moment même qui était le nôtre.

Vous êtes-vous servi de « ciseaux » ? Avez-vous coupé des passages, sélectionné des lettres, ou au contraire, donnez-vous à lire, dans la mesure du possible, toutes les lettres, cartes et courriels échangés ?

P.B. De mon côté, j’ai raccourci une lettre trop longue, filandreuse, fastidieuse. Le reste est inchangé.

JP.M. Lorsque, dans la lettre de septembre 2016 à Pierre j’évoquais « la colle et les ciseaux » pour ajouter à la « bande dessinée » ou au « petit film » que ferait un recueil illustré des lettres que nous retrouverions, c’est à cet apport d’images factuelles que je pensais, plutôt qu’à des coupes à opérer dans les lettres elles-mêmes. Le très petit nombre de ces coupes est signalé par des points de suspension entre crochets. Les passages que nous n’avons pas rendus publics concernent des faits d’ordre privé qui n’avaient aucunement à paraître dans un recueil tourné vers des préoccupations intellectuelles, et dont l’objet était de faire état de prises de parti littéraires, politiques, artistiques. Comme le lecteur pourra le constater, notre réserve touchant de menus faits privés n’aura enlevé en rien à ces échanges leur chaleur émotionnelle, d’un côté non moins que de l’autre.

Vos lettres disent le présent, les livres lus, écrits, la valeur d’un texte, votre amitié, le passé, les souvenirs, la Corrèze, votre enfance, adolescence, une expérience partagée... Quelques mots sur votre rencontre ?

P.B. J’ai croisé Jean-Paul dès 1963 ou 64 parce que je connaissais son frère cadet mais c’est en 1965 que nous nous retrouvons, assis l’un près de l’autre, en Terminale, au lycée de Brive. Les années suivantes auraient dû nous séparer. Nous militions dans des organisations politiques rivales, en 68 et après. Et puis le vent a tourné, l’espoir d’une société autre, égalitaire, réconciliée s’est perdu. Nous sommes revenus à l’écritoire puisqu’il n’y avait plus grand-chose à faire là où les choses se passent, dans la rue.

JP.M. Pierre a dit avec assez de vigueur les circonstances et la teneur de notre rencontre, en Terminale, au Lycée Cabanis, à Brive, à la rentrée de 1965, pour que j’aie à y ajouter. La chose finalement la plus surprenante, la plus belle, me semble-t-il, est que cinquante trois années plus tard, nous soyons demeurés tous les deux, ne varietur, celui que nous étions alors – à un demi-siècle près d’aventures, d’études, de travaux sans nombre, d’actions, de dépense énergique, de joies, sans bornes, de quelques désillusions, cruelles, aussi. Les mêmes. Vraiment. Je ne puis y voir qu’une manifestation de plus de la « mysticité » de toute réalité profonde (entre toutes, de l’amitié), et du caractère insuffisant de nos manières habituelles de parler du temps.

Un choix de lettres a déjà été publié en mai 2017 dans un numéro de la revue littéraire Europe qui vous est consacré à tous les deux, numéro dont il est précisément question dans les derniers échanges du présent volume. Le temps de l’écriture et le temps de la vie semblent se rejoindre...

P.B. Si elle n’agit pas en retour sur la vie, l’écriture ne vaut pas une heure de peine. Elle mènera je ne sais où je ne sais quelle existence abstraite, autonome, toute formelle tandis que nous resterons obscurs, étrangers à nous-mêmes, dans notre coin. Horace a défini, en quatre mots, dès le premier siècle de notre ère, ce qui en fait la valeur : De te fabulà narratur. C’est de toi, lecteur, qu’il est question dans l’histoire. La page est un miroir éclairant. Marx avait songé à glisser cette formule dans l’introduction de Das Kapital. Nous nous sommes conjointement heurtés, Jean-Paul et moi, à l’énigme massive, sombre que constituait un arrière-pays indigent, ignorant, toujours patoisant et nous avons cherché l’explication, avec nos moyens respectifs, par des chemins séparés mais convergents.

JP.M. Une preuve de plus de ce feuilletage du temps réel qui reprend, emporte une autre fois, sans cesse, ce dont nous avons le sentiment superficiel qu’une fois advenu nous l’avons aussitôt perdu pour toujours. Le vertige actif de l’hélice qui garde à chaque moment du temps, chaque point de l’espace, chaque réalité de la vie vécue sa « profondeur présente », ce mot de Hegel si souvent cité par Pierre, cette reprise du même, autrement, dans ces occurrences distinctes, l’une appelant l’autre, l’autre répondant à l’heure exacte qu’il fallait n’en est-elle pas une illustration parfaite ? Et maintenant vos questions, réactivant ce passé : pas moins de cinquante-trois années défendant leur être le plus réel, de la plus énergique comme aussi de la plus tendre façon.

Ce choix de lettres concerne un désaccord sur Hölderlin, « extrême » pour vous, Jean-Paul Michel et « négligeable » pour vous, Pierre Bergounioux... Il est question également de l’écriture de Louis-René Des Forêts... Peut-on revenir sur ces divergences ?

P.B. Elles se déduisent du choix initial, poème ou prose. Je suis maladivement attaché à l’adéquation du mot à la chose, de l’expression à l’expérience. Il s’agit d’un trait caractériel dont Jean-Paul est exempt, ce qui lui permet de prendre et d’accepter des libertés – Hölderlin en est fertile – qui me laissent réticent. Mais nos divergences ne doivent pas masquer notre accord fondamental sur l’essentiel.

JP.M. Pour ce qui est des admirations que je défends, Hölderlin, Ostinato, quelques autres..., je ne puis que renvoyer aux lettres concernées. Elles présentent la matière avec le feu qui convient. Plutôt que de nous répéter, il me parait préférable de remarquer combien des désaccords apparemment aussi radicaux touchant des œuvres qui nous sont si chères peuvent aller au bout de leur exposition franche et ouverte sans que le climat de la plus totale confiance entre nous en soit entamé. Lorsque Pierre soutient, avec la belle entièreté que j’aime en lui, un point de vue qui me paraît intellectuellement, esthétiquement, politiquement mal fondé, je le trouve touchant dans son erreur même, et regarde les objections dans lesquelles je le vois se perdre avec énergie comme une occasion de plus de le trouver aimable, si ce n’est même, parfois, délicieux. Je vois confirmée, en de tels faits, car, pour surprenants qu’ils puissent paraître, ce sont des faits, une proposition de Michel Foucault qui m’avait surprise dans sa bouche, (c’était après 68, et dans un moment où la moindre divergence politique formait deux partis) : « L’amitié, c’est ce qui suspend les désaccords politiques ». Prenons acte de ce que touchant l’esthétique, la pensée ou la politique, notre bonheur n’est pas d’éviter de formuler des désaccords, mais, tout à rebours de ces manières biaises, d’exposer ces désaccords bien à fond, dans leur détail, comme il en irait entre deux frères...

« La force de la poésie, c’est du monde qu’elle la tire, de l’expérience directe, galvanique, inépuisable, périlleuse de ce qui est. Les mots viennent après. » Pierre Bergounioux, pouvez-vous commenter cette phrase que vous avez écrite dans une lettre du 21 août 1996 ?

P.B. Je persiste. Un texte, s’il vaut, c’est à proportion de ce qu’il mord sur le réel ou ce qui passe pour tel et qui est obstacle, empêchement, limitation. Il y a plus de sens dans le monde que ce qu’on y met ordinairement. La littérature, mais toute réflexion persévérante, et les Beaux-Arts, dégagent les trésors enfouis, illuminent les arrière-plans, relèvent, accroissent, illuminent « la forme entière de notre condition », pour citer notre petit voisin périgourdin.

Le volume est agrémenté de photographies, d’« images seulement documentaires » et notamment, de quelques reproductions de vos sculptures, Pierre Bergounioux, que vous appelez « bouts de ferraille »... Pourquoi avoir privilégié le fer ?

P.B. Parce qu’il est le roi des métaux, le plus abondant, le plus intéressant, du fait de ses propriétés mécaniques. Il est l’âme de la civilisation moderne. Les moteurs, les machines en sont faits. Il arme les murs, les sols, supporte les trains, habille les voitures, les navires et jusqu’à l’électroménager. Il colore même notre sang et fixe l’oxygène atmosphérique qui nous tient en vie.
Il a revêtu toutes les formes possibles et imaginables et d’autres, encore, que nul esprit humain ne saurait imaginer et qu’engendre la marche infatigable de la presse et de la cisaille hydrauliques, dans les entreprises de récupération. Le fait n’a pas échappé à César, le sculpteur, qui, dès les années 50, se détourne des matériaux bruts, naturels – le marbre, le bois, l’argile – et sollicite les produits élaborés, les chutes et les rebuts de l’industrie – la culture.
Je ne fais que l’imiter, à temps perdu, petitement et récolte, dans les casses, des formes engendrées, aveuglément, par le machinisme. Il suffit d’une légère retouche pour exalter leurs qualités plastiques et, parfois, elles sont achevées, d’emblée.

Jean-Paul Michel, dans « La deuxième fois », Pierre Bergounioux sculpteur (éd. William Blake & Co, 1997), vous évoquez des « écritures de fer », des « signes forgés » qui perpétuent la mémoire, arrachent à l’oubli...

JP.M. Cette dimension mémorielle me paraît flagrante dans les sculptures de Pierre. C’est bien à une « vie seconde » qu’il élève ces vestiges du travail humain (le travail de ceux (fondeurs, lamineurs, forgerons), qui ont conçu, créé, forgé ces outils de fer) et le travail de ceux qui en ont eu l’usage pratique, second (artisans, agriculteurs, bûcherons), dans des ateliers, des fermes, tous travaux qui rebondissent par l’office de son zèle, sa piété, son talentueux dévouement aux absents et aux morts dans l’élément nouveau d’une vie troisième, puisqu’il les propose à la contemplation esthétique, cela serait-il comme un pur et simple « ready made », comme il est arrivé quelques fois...