Née en 1988, Pauline Delabroy-Allard est professeure documentaliste au lycée Michelet de Vanves (Hauts-de-Seine). Elle a écrit pour En attendant Nadeau, journal en ligne de la littérature, des idées et des arts.
Ça raconte Sarah publié chez Minuit (6 septembre 2018) est son premier roman.
Vous publiez un texte pour la première fois (hormis des articles pour la revue En attendant Nadeau). Était-ce votre première tentative d’écriture ?
Pauline Delabroy-Allard J’écris de la poésie depuis longtemps et j’ai tenu pendant des années un blog littéraire dans lequel je publiais de courts textes, des récits très personnels, de vie, d’autofiction, toujours accompagnés de photographies, et parfois de morceaux de musique et de petits films. C’était une sorte de terrain d’expérimentations. Mais effectivement, Ça raconte Sarah est ma première tentative de roman, un peu comme un premier long-métrage.
Vous êtes-vous fixé une date pour commencer ce livre ?
P.D.A. Le livre était en gestation depuis un moment, et quand mon emploi du temps me l’a permis – c’était en février 2016 -, je me suis mise à écrire aussitôt, de peur de ne jamais pouvoir le faire si je ne profitais pas de ce temps imparti. La vie quotidienne et l’écriture étant difficilement compatibles. Une fois le livre commencé, j’ai eu envie de le terminer et je m’y suis attelée pendant presque un an. Il se trouve que les premières pages ont été écrites aux Roches Noires à Deauville, face à la mer...
Comment est venue l’idée de ce roman dont le contexte est une amitié entre deux jeunes femmes qui se transforme en passion amoureuse ?
P.D.A. J’avais envie de raconter une passion « contemporaine », pas simplement une histoire d’amour mais véritablement une passion. Examiner, décrire comment elle prend racine à partir de circonstances banales et comment elle prend fin. Je voulais clôturer un livre sur ce sujet qui m’obsédait depuis quelques mois avant que je me mette à écrire. Pour avoir vécu moi-même une passion, il m’a semblé intéressant de raconter, transporter en littérature ce qui était à l’œuvre dans ce que j’ai pu éprouver. Je ne voulais pas faire un témoignage mais essayer de trouver ce qu’on peut dire d’un tel sentiment.
Avez-vous su tout de suite qu’il y aurait une narratrice, que vous écririez à la première personne ? Je pense à Annie Ernaux qui, dans son journal d’écriture, L’atelier noir (éd. des Busclats, 2011) hésite entre la première et la troisième personne pour Les Années...
P.D.A. J’adore ce livre d’Annie Ernaux, L’atelier noir, qui montre son travail d’écriture, ses recherches, ses questionnements. Elle choisira d’ailleurs d’écrire Les Années à la troisième personne. Pour ma part, la question ne s’est pas posée. Je n’arrive pas pour le moment à écrire à la troisième personne. Je trouve cela compliqué et le « je » de la narratrice s’est donc imposé d’emblée.
Ça raconte Sarah se compose de deux parties. 82 petits chapitres forment la première, des paragraphes fragmentaires, un rythme rapide témoin de cette passion fulgurante, qui semble traduire l’accélération du cœur amoureux, et 30 chapitres figurent dans la deuxième partie, des paragraphes plus longs, comme une décélération, une cadence ralentie donnant une autre vision du monde qui entoure la narratrice...
P.D.A. Le désir de faire deux parties – enfin trois parce que je compte le prologue comme une petite partie à part – est venu en écrivant. Les deux parties principales sont différentes en termes de paragraphes mais aussi d’un point de vue de l’écriture, du rythme des phrases, ce qui était bien sûr intentionnel. Je voulais que transparaisse à la lecture le sentiment d’urgence que procure l’état amoureux, et quand l’amour meurt, traduire les perceptions, les émotions de la narratrice par un ralentissement, un rythme plus calme propre à l’introspection. La première partie est centrée sur le personnage de Sarah et la seconde sur ce que la narratrice peut ressentir.
Réfléchissez-vous en écrivant à la forme que prendra le récit, à des « stratégies » romanesques ?
P.D.A. Oui, je réfléchis à la forme en écrivant. Je n’ai pas de phases de réflexions qui précèderaient l’écriture. J’ai un carnet de poche dans lequel j’écris des notes, des phrases, si je me trouve ailleurs que devant mon ordinateur et si quelque chose de fulgurant me traverse.
Je tiens un journal intime quotidiennement depuis des années, que j’écris donc sur du papier, mais il se trouve que le livre, je l’ai écrit sur un ordinateur et je regrette un peu de ne pas avoir de traces manuscrites qui témoigneraient de la progression de mon travail avec ses hésitations.
Il y a une attention particulière dans votre écriture à la matérialité des choses, aux sensations, à la musique, aux leitmotivs...
P.D.A. J’avais envie de montrer que l’amour se niche aussi dans des détails triviaux, une couleur de robe, un parfum, une saveur, un fruit, le passage des saisons... Ces éléments ponctuent le récit et forment, pour moi, l’axe autour duquel se trouve le véritable lien que l’on peut avoir avec quelqu’un. Je me suis penchée sur ces petites choses du quotidien qui peuvent marquer inexplicablement une histoire d’amour. Aussi, pour rendre hommage au personnage de Sarah qui est elle-même musicienne, j’ai essayé de faire du récit un objet musical, avec des leitmotivs, des expressions et mots récurrents qui pourraient s’apparenter au thème d’une composition.
S’insèrent dans le récit des fragments qui font allusion à une œuvre cinématographique, littéraire ou musicale avec une description précise, détaillée, factuelle, documentaire...
P.D.A. Ce doit être mon côté documentaliste ! C’est ce que j’appelle l’écriture objective qui, dans Ça raconte Sarah, ne concerne pas que les œuvres mais aussi les lieux. J’ai presque une obsession avec la précision géographique, la démographie... Ces fragments sont rattachés au texte, mais ils sont hors récit. Quand j’ai débuté l’écriture de cette première partie dont la cadence est très rapide, je me suis dit qu’il fallait faire, pour le lecteur, des pauses, des respirations et j’ai eu l’idée d’introduire des paragraphes d’écriture objective, comme pour ralentir le rythme, revenir à des choses très concrètes quand le cœur s’emballe et que le personnage aussi, que l’amour prend corps : le nombre d’habitants d’une ville, la définition d’un mot, la fiche technique d’un film, etc. Cette écriture objective, ou plutôt factuelle comme vous le signifiez, était aussi une façon de mettre le pathos à distance, de ne pas sombrer dans une trop forte émotion.
L’enfant de la narratrice n’a pas de nom, elle se nomme l’enfant, une seule fois « ma fille »... L’histoire racontée excluait-elle tout autre prénom que Sarah ?
P.D.A. Oui, absolument. Il était hors de question que l’histoire maternelle, bien qu’elle soit présente en creux, prenne de l’espace. L’histoire de cette passion amoureuse devait dominer, tout surpasser et s’imposer même dans les phrases.
Vous faut-il travailler beaucoup pour écrire ? Avez-vous fait plusieurs versions ?
P.D.A. Oui, il y a eu plusieurs versions, mais à ma grande surprise, je l’ai écrit dans l’ordre du texte, c’est-à-dire du prologue à la scène finale où je me suis dit que le livre était terminé. Il n’y a pas eu de reconstruction, je n’ai pas pris un passage pour l’insérer ailleurs, à aucun moment je me suis dit que j’allais faire des découpages / collages que permet facilement l’ordinateur. Une fois que le manuscrit est arrivé chez Minuit, il y a eu une seule phase de travail avant les premières épreuves mais ce n’était pas grand-chose. Il s’agissait plutôt d’aller vers l’économie, le resserrement du texte, et c’était dans le sens de mon récit qui volontairement ne livre pas une fin définie et reste ouvert.
Qu’est-ce qui vous a davantage intéressée dans le travail d’écriture ?
P.D.A. J’ai adoré m’essayer à l’exercice du portrait. Le moment d’écriture de cette première partie qui est donc le portrait du personnage de Sarah était vraiment jubilatoire. Écrire la deuxième partie a été pour moi beaucoup plus difficile parce qu’elle est plus intérieure, plus introspective. Je n’arrive à écrire que dans l’extrême solitude et cette solitude me pesait davantage. Avec la première partie, j’avais par contre l’impression d’être accompagnée, grâce au personnage de Sarah, et c’était réjouissant.
Est-ce qu’à un moment donné vous avez senti que le matériel, les mots, vous échappait et fonctionnait indépendamment de vous ?
P.D.A. Non. Je sais que c’est le cas pour certains écrivains mais je n’ai pas eu cette chance. J’ai eu l’impression de tout maîtriser, décider.
Quels sont les écrivains dont vous vous sentez proches ? Annie Ernaux, Marguerite Duras ?
P.D.A. Annie Ernaux m’est très chère parce qu’elle est la seule que j’ai réussi à lire pendant ma phase d’écriture. Je n’essaie pas d’écrire comme elle, mais elle m’a accompagnée pendant toute cette période où je ne pouvais rien lire, à part ses livres. Je les ai lus dans l’ordre chronologique, les uns après les autres, en les annotant... J’ai appris par cœur le dernier paragraphe de Passion simple, quatre lignes incroyables : « Quand j’étais enfant, le luxe, c’était pour moi les manteaux de fourrure, les robes longues et les villas au bord de la mer. Plus tard, j’ai cru que c’était de mener une vie d’intellectuel. Il me semble maintenant que c’est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme ». Hervé Guibert est aussi un auteur que j’aime beaucoup et que je cite dans mon roman. Je relis souvent Barthes, et particulièrement Fragments d’un discours amoureux. Simone de Beauvoir aussi, mais de plus loin. Ces écrivains ont tous une place de choix dans ma bibliothèque même si je lis davantage les romans d’aujourd’hui.
Annie Ernaux saisit une réalité singulière et collective...
P.D.A. En effet. Dans mon roman, la singularité n’est pas rattachée à l’Histoire comme chez Annie Ernaux. Je n’ai pas voulu lui ressembler, mais je me sens proche d’elle et c’est aussi pour cette raison que je l’ai citée en exergue. J’étais très seule pendant cette année d’écriture et d’une certaine manière, elle était là.
Marguerite Duras est aussi un écrivain qui me passionne, mais contrairement à Annie Ernaux, j’ai encore des lacunes, je ne connais pas son œuvre dans son intégralité. Les livres d’elle que j’ai lus me touchent, me bouleversent, et j’aime particulièrement son écriture journalistique et cinématographique. Ses courts-métrages, son rapport à l’image et sa grande liberté me fascinent ainsi qu’elle-même, le personnage qu’elle représente et ce qu’elle disait du monde qui l’entourait...
« Écrire, c’est comment écrire et finalement dans les grands livres que nous aimons, ce n’est pas tellement l’intrigue, c’est la manière dont tout cela est fait et dont un bon livre, écrit pour nous, nous révèle à nous-même. » dit l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes dans une interview avec Alain Veinstein... Qu’en pensez-vous ?
P.D.A. Je suis d’accord bien sûr. Dans Ça raconte Sarah l’intrigue est secondaire et surtout entendue mille fois. Il n’y a rien de plus banal que cette histoire, l’histoire d’une passion amoureuse. L’originalité de ce livre ne se trouve certainement pas dans l’intrigue. J’attends de voir jeudi 6 septembre, jour de sa sortie en librairie, s’il trouvera son public, et s’il va révéler des gens à eux-mêmes. Écrire, c’est véritablement comment écrire, la construction du récit, la langue... Je ne saurais mieux dire.
Avez-vous envoyé votre texte à nombre d’éditeurs ? Qu’est-ce qui a guidé vos pas vers les éditions de Minuit ?
P.D.A. J’ai envoyé mon manuscrit à une vingtaine d’éditeurs à Paris et en Province. Il se trouve que j’ai eu la chance de recevoir plusieurs réponses positives et quand j’ai eu l’appel d’Irène Lindon, des éditions de Minuit, j’ai su que je n’hésiterai pas une seconde. C’était pour moi tellement inespéré. J’en étais très heureuse. Nous nous sommes rencontrées dans la semaine qui a suivi mon envoi et tout a été réglé rapidement. Cette maison d’éditions représente pour moi un prestige littéraire. La plupart des écrivains que j’admire ont publié chez Minuit.
Qu’est ce que recevoir un prix littéraire pour un premier roman et même dans votre cas, plusieurs prix (vous êtes aussi lauréate du prix des libraires de Nancy-« Le Point » remis le 9 septembre) ?
P.D.A. Je suis très touchée, très émue bien sûr. Recevoir deux prix avant la parution du livre me rend confiante pour le jour de sa sortie en librairie. J’ai appris les résultats du prix « Envoyé par la Poste » avant de savoir pour Nancy, et ce prix décerné par la Fondation La Poste restera marqué dans mon esprit comme le premier prix de mon activité littéraire. Une telle récompense donne confiance non dans son travail d’écriture en général mais pour ce texte-là, qui existe et qui peut donc émouvoir un lectorat. Je pense aussi que chaque texte est une nouvelle fois...
Avez-vous déjà un prochain sujet en tête ? Un deuxième roman en cours de réflexion ?
P.D.A. Oui, un deuxième roman en cours de réflexion, c’est exactement ça. Pour l’instant, il n’est pas en cours d’écriture, mais je commence à avoir une idée de ce que j’aimerais écrire, sachant que ce qu’on écrit ne ressemble jamais vraiment à ce qu’on a envie d’écrire. Une idée se dessine en effet, mais il faut maintenant que je trouve un ton. J’ai très peur pour le deuxième roman ! D’autant plus que je ne m’attendais pas à une telle reconnaissance pour ce premier.