FloriLettres

Entretien avec Laurent Marty. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition octobre 2003

Entretiens

Laurent Marty est ethnologue et consultant. Il a un Doctorat d'histoire contemporaine et un Doctorat d'ethnologie (Être anthropologue dans sa propre culture). Il est l'auteur d'un ouvrage paru en 2003 aux éditions de l'Harmattan, intitulé La Boîte à Mots.


Une boîte de toutes les couleurs dans laquelle les enfants de Lille, Roubaix, Tourcoing ou Villeneuve d'Ascq peuvent glisser des lettres adressées à Tom ou à Betty, adultes bénévoles et anonymes qui leur répondent : la Boîte à Mots. Apportée tous les quinze jours dans les écoles, les centres sociaux, les hôpitaux ou les terrains d'accueil des gens du voyage, par des facteurs qui aident les enfants à écrire, cette « boîte aux lettres pas comme les autres » recueillent les mots et distribuent les réponses. Une initiative de Maryse Thellier, fondatrice et animatrice de la Boîte à Mots qui s'est inspirée d'une idée rencontrée à Montréal. Laurent Marty, ethnologue, rend compte dans son ouvrage préfacé par Marie Desplechin, de cet atelier d'écriture épistolaire implanté dans la région lilloise et dont le concept s'est répercuté à Sèvres. Témoignages, analyses, observations participantes composent ce livre et permettent d'aborder différents thèmes liés à ce lieu d'échange : La Boîte à Mots dépasse le cadre épistolaire pour restaurer un contact avec l'écrit, établir un dialogue entre les générations, restituer les pratiques d'autorisation et constituer un "lien social". Depuis sa création, 8000 lettres ont circulé.
(Nathalie Jungerman, octobre 2003)


Vous êtes l'auteur d'un ouvrage paru récemment aux éditions de l'Harmattan, intitulé La Boîte à Mots. Votre travail rend compte de l'expérience d'une équipe qui a élaboré un échange de lettres très particulier …
Qu'est-ce que la Boîte à Mots ? Quel est son fonctionnement ?

Laurent Marty : Le mail, chez nous on dit courrier électronique, ravive de manière imprévue les échanges portés par l'écrit. C'est lui qui entre autres me permet de recevoir FloriLettres deux fois par mois dans ma boîte (électronique), et d'y découvrir la multiplicité et la richesse des rencontres entre la lettre et la littérature.
Cependant, la boîte sur laquelle vous m'interrogez n'a rien d'électronique. C'est une « vraie » boîte aux lettres, même si elle est assez différente des boîtes jaunes qui font partie du mobilier familier de nos rues. Mais la Boîte à Mots, puisque c'est son nom, nous parle elle aussi, de manière surprenante, de la rencontre entre la lettre et la littérature.
Commençons par le commencement : des enfants écrivent des lettres à des adultes, et ceux-ci leur répondent. Tel est le principe de base de la Boîte à Mots. Cela se passe de la manière suivante : les enfants, aidés par un facteur, écrivent leur lettre sans autre consigne que de poser les questions qu'ils ont envie de poser, ou de raconter ce qui leur tient à cœur. Les plus grands écrivent eux-mêmes, pour les plus petits, c'est le facteur qui tient la plume, devenant ainsi une sorte d'écrivain public (« prête-moi ta plume »…). Cet « atelier d'écriture épistolaire » est un moment de rencontre de grande qualité entre l'enfant et l'adulte facteur. Actuellement, onze lieux (écoles, collèges, centres sociaux, hôpitaux) accueillent ces « ateliers ». Les lettres sont déposées dans la boîte, et ensuite dispatchées par l'équipe aux répondants, en faisant en sorte qu'il y a ait une certaine correspondance entre l'enfant et le répondant. Les répondants sont des adultes bénévoles, hommes et femme âgés de 18 à 60 ans. Ils prennent le temps de rédiger personnellement leur réponse à la lettre de l'enfant. Puis la réponse est lue lors de la réunion mensuelle des répondants. Ensuite, après éventuelles modifications, elle prend place dans la boîte, et les facteurs reviennent dans leur voiture de toutes les couleurs déposer la réponse tant attendue par les enfants.
Maryse Thellier, fondatrice et animatrice de la Boîte à Mots, s'est inspirée d'une idée rencontrée à Montréal (la maison des enfants), et elle l'a complètement réinventée pour qu'elle puisse s'ancrer véritablement dans la réalité de la région lilloise. Aujourd'hui, la Boîte à Mots « essaime », avec notamment une autre expérience à Sèvres.

Vous dites un échange entre enfants et adultes, un lien entre les générations, une transmission…

L.M. : Le 20e siècle est traversé par une grande interrogation sur la fragmentation du lien social, et notamment sur le fossé des générations, pour reprendre le titre d'un livre célèbre de l'ethnologue Margaret Mead. Assez paradoxalement, alors que l'on est passé de la famille patriarcale à la « famille démocratique » où l'on accorde une grande attention à l'enfant, une convergence de phénomènes a produit un sentiment de distance entre le monde adulte et « la culture jeune ». Les enfants sont de plus en plus socialisés hors de la famille: l'essentiel de leur temps se passe à l'école, et s'est développé ce que l'on appelle le voisinage médiatique, un compagnon qui n'existait pas au XIXe siècle : la télévision, la radio, la musique médiatisée. Dans cet univers de communication fortement marqué par le média, que peut la petite Boîte à Mots? Elle est elle aussi une communication médiatisée : l'enfant écrit à un adulte qu'il ne rencontre pas personnellement. Mais ici l'enfant est lui même l'auteur ; en adressant sa lettre à un adulte il fait l'expérience positive d'avoir un rôle à jouer, une place qui lui revient. Il est acteur dans ce monde où l'on est le plus souvent en train d'écouter, et ce rôle rassurant rend l'environnement, le monde, moins inquiétant : Il y a quelque part un adulte attentionné qui est disponible pour écouter ce que disent les enfants. Et les adultes vivent la grande satisfaction d'exercer de façon belle et agréable quelque chose comme leur responsabilité d'adulte, et aussi de renouer avec l'enfant qui vit toujours en eux!

D'où le choix de la correspondance ?

L.M. A l'origine la lettre a pour utilité de correspondre quand on est éloigné géographiquement. Là, bizarrement, elle fonctionne avec des personnes proches. Il n'est pas improbable qu'un enfant et un répondant habitent la même rue sans se connaître. Mais enfants et adultes savent qu'ils vivent dans un territoire dont ils partagent la connaissance, parfois quelques indices le confirment dans les lettres. J'ai eu le sentiment que ce voisinage avait de l'importance dans la vie de la Boîte à Mots. Comme une manière de jouer à cache-cache et de se jouer de l'anonymat de la ville. Inverser l'anonymat en s'en servant d'occasion pour retrouver le plaisir de s'écrire…

Vous écrivez « Un lieu à tisser du lien et du sens : ici on construit de la société ». En quoi cette initiative dépasse le cadre épistolaire?

L.M. : L'enfant a aujourd'hui en face de lui non plus seulement la famille et le proche voisinage, mais des adultes diversifiés (les enseignants, les chauffeurs de bus, les animateurs d'activités, les policiers, et tous les autres qu'il voit par le biais des médias). L'ensemble forme une sorte de parent collectif dont la cohérence n'est rien moins qu'évidente. A cela s'ajoute une autre source de difficulté : les adultes eux aussi sont en construction, à la mesure des mutations incessantes et de la complexité de nos sociétés contemporaines. C'est quoi, alors, ce monde dans lequel entrent les enfants? Quelle histoire, nous adultes leur racontons-nous, pour les aider à y prendre place ? Ici, la petite Boîte à Mots apporte un petit bout de réponse (c'est un des éléments qui font sa richesse et sa magie) : les enfants (et les adultes…) font l'expérience d'un lieu où se réalise une relation vivante, où se construit du sens, avec en plus un autre source de satisfaction : ils en sont les auteurs !
C'est un mélange des genres, entre le moment de solitude que requiert le temps de l'écriture et le moment de convivialité du travail avec les facteurs et des réunions répondants. On retrouve la même chose dans le succès grandissant des ateliers d'écriture, des manifestations comme les Correspondances de Manosque ou le festival de Grignan. Edouard Glissant a écrit de belles choses sur ce genre mélanges.

Y a t-il des questions, des préoccupations récurrentes chez les enfants ?

L.M. : Certaines questions visent simplement à établir un contact. « Pourquoi les chats ont des moustaches ? », écrit un enfant. Le répondant rentre dans le jeu et répond soit sérieusement soit par le biais d'une histoire ou d'un dessin humoristique. La fois suivante, l'enfant se sentira plus à l'aise et peut-être s'ouvrira un peu plus. Je donne l'exemple des échanges de devinettes pratiqués à l'île Maurice (les sirandanes dont parle Le Clézio) : c'est le même jeu avec la langue. Certaines questions touchent à la vie quotidienne, aux relations familiales. D'autres sont des questionnements sur la mort, la vie, l'amour….Pour certains thèmes récurrents et qui posent question aux répondants, l'équipe de la Boîte à Mots propose des rencontres en faisant appel à des spécialistes. 

La Boîte à Mots, un lieu d'autorisation...

L.M. : J'ai parlé à plusieurs reprises de la position d'auteur qu'occupent l'enfant et l'adulte, dans le jeu de questions et de réponses de la Boîte à Mots. Il faudrait parler aussi de l'acte d'autorisation que représente en elle-même la création de la Boîte à Mots. On rejoint un constat vers lequel convergent l'ethnologie et toutes les autres approches de l'humain : l'individu d'aujourd'hui tend à devenir lui-même l'auteur d'une large part de son existence et du système de sens qui entretiennent les équilibres personnels et collectifs. Nos vies sont devenues de véritables épopées! Car là où l'individu pouvait (et devait) s'inscrire dans une histoire, il est maintenant dans l'obligation de construire lui-même le chemin qui le relie aux autres et au monde. Marie Desplechin, Paul Auster, Russell Banks racontent des histoires de ces héros du quotidien, traçant leur route dans la jungle contemporaine.

Une approche ethnologique de l'œuvre d'art…

L.M. : Je considère personnellement la Boîte à Mots comme un petit chef d'œuvre de l'art contemporain… Une rencontre étonnante entre l'art épistolaire, la création littéraire, la poésie, l'art graphique, et la culture au quotidien chère à Michel de Certeau. J'ai la conviction que dans cette rencontre entre les différentes manifestations de l'art est en train de renaître une culture avec laquelle les individus peuvent être activement en interaction, et où ils peuvent à la fois prendre du plaisir, et construire du lien et du sens. Il y a un réel et profond besoin de trouver écho de sa vie dans une création symbolique à laquelle on participe. Et la télévision, même avec tous les « reality show » possibles et imaginables, ne pourra jamais recréer le plaisir de la rencontre simple et directe, en même temps que l'intimité de la création telle qu'elle est vécue dans la modeste expérience que j'ai essayé de raconter. Expérience qui est à la portée de tout un chacun, s'il s'y autorise…