Fabrice Grenard, historien, spécialiste du ravitaillement sous l'Occupation, de la Résistance et de l'histoire des maquis, est l'auteur de nombreux ouvrages dont Une légende du maquis : Georges Guingouin (Vendémiaire, 2014 et Tallandier / coll. Texto, 2020 ), Ils ont pris le maquis (Tallandier, 2022) et Jean Moulin, le héros oublié (Plon, 2023). Il occupe actuellement le poste de chef du département recherche et pédagogie à la Fondation de la Résistance.
Depuis 2015, l’ensemble des archives de la Seconde Guerre mondiale est accessible. Les documents sur la Résistance sont moins nombreux que les sources sur la collaboration, mais ils ne sont pas inexistants. Quels sont ceux que vous avez découverts et qui vous ont fourni des éléments essentiels pour ce livre que vous venez de publier aux éditions Tallandier, Les Années Résistance 1940-1944, avec la contribution de Fabrice Bourrée et de Frantz Malassis ?
Fabrice Grenard : Une grande partie des archives de la Seconde Guerre mondiale étaient déjà accessibles, mais en 2015, le décret adopté par le Président François Hollande a permis effectivement d’ouvrir de nouveaux fonds, plus sensibles et plus stratégiques. Ils peuvent être classés en deux catégories. Il s’agit d’abord de tout ce qui relève des services secrets, notamment les archives du BCRA, le service de renseignements et d'actions clandestines de la France libre à Londres. Ce sont des fonds incontournables pour la Résistance extérieure et aussi intérieure, puisque les agents de la France libre ont été envoyés en Métropole et ont fourni de nombreuses données sur la Résistance intérieure. Puis, tout ce qui concerne les archives dites de la répression : ce sont les rapports de police et ceux de la gendarmerie. Ces archives sont essentielles. À chaque fois qu’un résistant était arrêté, il y avait une enquête, un interrogatoire. Quand une perquisition avait lieu, les policiers ou les gendarmes saisissaient des tracts, des journaux clandestins, des correspondances entre résistants. Ces documents ont donc été gardés et ils sont conservés dans les fonds d’archives des différentes institutions qui étaient chargées de la répression en France (gendarmerie et police).
Est-ce que les correspondances, les lettres, ont révélé des éléments importants ?
F.G. Il y a ce que les lettres révèlent sur le fond – l’état d’esprit des résistants – et sur la forme. Par exemple, on a publié la lettre d’un jeune homme qui va rejoindre la France libre dès l’été 1940. Il explique à ses parents les raisons de son engagement. On y voit une sorte de patriotisme viscéral, un refus de la défaite de l’armistice qui est la donnée essentielle pour comprendre l’engagement résistant. D’un point de vue de la forme, cette lettre, datée de juin 1940, n’est pas encore entourée des règles nécessaires pour la clandestinité comme le seront celles écrites en 1941 ou 1942. Les résistants utiliseront des codes et des pseudonymes. Ces correspondances permettent de comprendre l’univers particulier de la clandestinité.
Est-ce que ces lettres ont été données par les familles ?
F.G. Tous les cas de figure existent. Il y a effectivement un certain nombre de fonds privés dans lesquels on trouve des documents de différentes natures. Par exemple, nous avons utilisé pour le livre, la fausse pièce d’identité de Jean-Pierre Lévy, le chef du mouvement Franc-Tireur, qui nous a été donné par la famille. Aujourd’hui, les fonds privés sont de plus en plus nombreux à être accessibles, car bien souvent, à la disparition des derniers résistants, les enfants ou les petits-enfants ont fait le choix de léguer tout ce qui concernait la Résistance à des centres d’ archives, les Archives nationales ou départementales. Les lettres qui ont été interceptées par la censure de Vichy finissent dans des fonds de la police ou de la gendarmerie ou ceux du contrôle technique qui était chargé du contrôle des correspondances sous l’Occupation.
L’organigramme établi par les Allemands sur un réseau de passeurs, est-il, par exemple, un document découvert dans les archives ouvertes en 2015 ?
F.G. Oui, effectivement. C’est très intéressant parce que ces archives de la répression permettent de montrer que la résistance existe très tôt. C’est une nouveauté. On a eu longtemps le sentiment (notamment dans bon nombre de manuels d’histoire) que la Résistance avait été très difficile à se mettre en place, qu’elle était ultra-minoritaire et qu’il avait fallu attendre 1942-1943 pour la voir monter en puissance. En réalité, elle existe dès l’automne 1940, non pas sous la forme d’une résistance organisée avec des mouvements comme ce sera le cas à partir de 1941 ou 1942, mais sur le plan des actions. En effet, s’imposent immédiatement aux Français occupés des actions très concrètes : aider des prisonniers évadés, aider des gens recherchés à échapper à l’arrestation, sauver des aviateurs alliés coincés en France…
Cet organigramme établi par les Allemands est fascinant parce qu’il nous montre qu’ils avaient une connaissance précise des réseaux de passeurs qui permettaient donc à des prisonniers de guerre évadés, de pouvoir passer en zone sud. Le rapport évoque aussi les cafés, les restaurants, les gares et les hôtels utilisés de part et d’autre de la ligne de démarcation par les filières clandestines comme « points de contacts ». Il y a tout un système de complicité, de réseau très large. Il faut bien comprendre qu’en 1940, la Résistance en France est à inventer. C’est pourquoi au tout début, les actions sont souvent isolées et individuelles. En Pologne par exemple, la Résistance est immédiate. Pourquoi ? Parce que, dès la défaite de l’armée polonaise, l’ensemble des structures, les partis politiques, les syndicats, même l’armée, basculent tout de suite dans la clandestinité. Un État clandestin se constitue dès la fin de l’année 1939. En France, ce n’est pas du tout le cas, d’abord parce qu’il y a une forme d’État français qui se maintient : le régime de Vichy avec le Maréchal Pétain, et aussi parce que toutes les structures traditionnelles – partis politiques et syndicats – volent en éclats lors des événements de 1940, ou bien se rallient au régime de Vichy. Il faut donc inventer la Résistance pour qu’elle crée ses propres structures. Ce seront les mouvements, les réseaux, mais cela va prendre du temps, ce qui explique au départ ces actions un peu isolées avec des noyaux qui se constituent et qui finiront par s’amalgamer pour devenir « l’armée des ombres ».
Le discours prononcé par Pétain le 17 juin 1940 entraîne plusieurs appels à la résistance dont, bien sûr, celui du général de Gaulle le 18 juin. Il n’est pas le seul ni le premier… Il y a aussi des départs pour rejoindre l’armée britannique…
F.G. Il y a une sorte de mythologie qui fait de l’appel du 18 juin 1940 – Churchill autorise le général de Gaulle à prendre la parole sur la BBC –, l’acte fondateur de la Résistance française, qu’elle soit extérieure ou intérieure. Évidemment, les Mémoires de guerre du général et tout le discours gaulliste ont participé à cela. C’était une façon de le placer d’emblée comme le chef de tous les résistants. En réalité, très peu de gens ont entendu cet appel sur le moment, pas même ceux qui vont faire le choix de quitter la France pour aller en Angleterre. On le sait par exemple avec le témoignage de Daniel Cordier (1920-2020), engagé dans la France libre dès juin 1940, secrétaire de Jean Moulin en 1942-1943. Celui-ci n’avait pas connaissance de l’appel du 18 juin en s’embarquant le 21 juin à Bayonne sur un navire belge sensé rejoindre l’Afrique mais qui finalement sera détourné vers Angleterre. De nombreux Bretons quittent également la Bretagne fin juin pour aller en Angleterre. Ils pensent se faire enrôler dans l’armée britannique ou dans une légion étrangère pour continuer la lutte, mais n’ont pas connaissance de l’existence du général de Gaulle. C’est une fois en Angleterre qu’ils apprendront qu’un général français a appelé à la résistance le 18 juin. Selon moi, l’événement déterminant, c’est donc le discours du 17 juin prononcé par Pétain qui vient d’être nommé à la présidence du Conseil. Il annonce à la radio qu’il a entamé des négociations avec les Allemands et il demande aux Français de « cesser le combat ». En réaction, un certain nombre de personnes vont refuser, s’opposer. C’est ainsi qu’est née la Résistance. Par exemple, à Brive, dès qu’il entend le discours de Pétain le 17 juin, Edmond Michelet prend sa ronéo, imprime des tracts avec des citations patriotiques de Péguy pour appeler à continuer la lutte. Toute une série d’appels en juin et juillet 1940 émanent de différentes personnalités en France pour continuer la lutte. La mémoire ne retiendra ensuite que l’appel du 18 juin mais effectivement il y en a eu d’autres.
Comment la Résistance s’est-elle progressivement constituée ? En 1941, les organisations se structurent… Les trois grands mouvements : Combat, Libération-Sud, Franc-Tireur …
F.G. En zone sud, il y a effectivement trois grands mouvements : Combat d’Henri Frenay, Libération-Sud d’Emmanuel d'Astier de La Vigerie et Franc-Tireur de Jean-Pierre Lévy. Ce qui est intéressant c’est que ces trois mouvements montrent parfaitement combien la Résistance était polymorphe à ses débuts. Combat est une organisation plutôt classée à droite. Frenay était officier, catholique pratiquant, et c’est un mouvement qui, tout en appelant à résister contre l’occupation allemande, soutient, au moins jusqu’au début de l’année 1942, le Maréchal Pétain. Il trouve que certains aspects de la révolution nationale ne sont pas si mal pour redresser le pays après sa défaite. À l’inverse, Libération-Sud d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie ou Franc-Tireur de Jean-Pierre Lévy sont des mouvements qui sont beaucoup plus ancrés à gauche. Ils appellent à lutter contre l’occupant, mais aussi contre le régime de Vichy qui supprime la République, la démocratie etc. Et c’est intéressant de rappeler cela parce qu’en 1943, ces différents mouvements vont finir par s’unir dans ce qu’on va appeler les Mouvements unis de la Résistance. Ensuite, il y aura l’unification globale au sein du Conseil national de la Résistance créé par Jean Moulin en mai 1943. Il a fallu tout un travail pour que ces résistants, qui étaient sur des positions différentes et ne s’entendaient pas forcément, puissent discuter, s’accorder et accepter de s’unir au sein d’une même organisation.
Quel est le rôle des femmes dans la Résistance ? Quelle place occupent-elles ? Elles ont été très importantes mais pas très bien représentées…
F.G. Oui, elles ont joué un rôle très important. Le problème c’est que la vision officielle de la Résistance est la vision homologuée. On a remis après la guerre des décorations aux résistants. L’élite de la Résistance : l’Ordre de la Libération créé par le général de Gaulle en novembre 1940, et sur 1 038 personnes qui ont reçu le titre de compagnon de la Libération, il n’y a que six femmes. C’est très peu. La médaille de la Résistance récompense davantage les résistants de l’intérieur. Mais là aussi, sur l’ensemble des personnes qui ont reçu cette médaille, il n’y a que 10% de femmes. Cela s’explique par le fait qu’à la fin de la guerre, on avait une vision de la Résistance très militaire : les combattants, les maquisards, les FFI. Or, les femmes ne combattaient pas, d’où leur faible représentation dans cette Résistance homologuée. On l’oublie parfois, mais les femmes sont bien souvent les premières à résister parce qu’il y a 1 600 000 hommes faits prisonniers en 1940. Des gens âgés entre 25 et 35 ans qui auraient pu incarner la Résistance. Si des femmes résistent en 1940 c’est aussi parce que les hommes ont laissé tomber les armes. Dans les premières organisations de résistance qui se mettent en place en 1940-1941, les femmes occupent une place très importante. On le voit à Paris, avec Yvonne Oddon, la bibliothécaire, qui est à l’origine de l’organisation du musée de l’Homme ; avec Germaine Tillon qui se qualifie comme la « tête chercheuse » de la Résistance à Paris. C’est elle qui fait le lien entre les premiers noyaux de résistance qui apparaissent dans la capitale. On le voit avec Hélène Viannay qui va cofonder avec Philippe Viannay le mouvement Défense de la France. Lucie Aubrac, bien sûr, qui participe à la création du mouvement Libération-Sud. Les femmes jouent un rôle considérable dans ce qu’on appelle la Résistance pionnière. Bien souvent, elles prennent la place des hommes qui sont prisonniers ou traumatisés par la défaite. Ensuite, plus la Résistance va s’institutionnaliser, plus elle va reproduire les effets de genre, liés à la société de la période et à ses représentations. On va mettre en place des organigrammes, des états-majors et les femmes vont avoir tendance à disparaître. Mais ça ne veut pas dire qu’elles disparaissent de la Résistance, elles vont jouer un rôle fondamental comme agents de liaison, ravitailleuses pour les maquis, infirmières pour soigner les blessés, et sans elles la Résistance n’aurait pu fonctionner au quotidien. Il faut rappeler aussi que souvent, derrière chaque homme qui résiste, il y a aussi son épouse qui est impliquée dans la lutte clandestine parce que s’il est peut-être facile pour un homme de se cacher, de partir dans la clandestinité, il faut bien que quelqu’un s’occupe du foyer, des enfants. C’est aussi une façon de participer à la lutte. Elles agissent dans l’ombre. Henri Rol Tanguy, le chef des FFI de la Région parisienne, un des acteurs principaux de la Libération de Paris, dira après la guerre que sans son épouse Cécile, il n’aurait pas pu faire la moitié de ce qu’il a fait parce que c’est elle qui tapait à la machine tous les textes qu’il lui dictait, c’est elle qui transportait les armes cachées dans le berceau de leur fille pour échapper plus facilement aux contrôles. Ce sont des taches effectivement indispensables au bon fonctionnement de la Résistance.
Il est question aussi dans le livre des mouvements de grèves (mai-juin 1941) qui sont d’une certaine façon un acte de résistance puisque « la grève adopte progressivement une tonalité « patriotique » contre l’Occupation allemande », écrivez-vous…
F.G. Tout à fait. Si la Résistance est amenée à créer de nouvelles organisations, elle réactive aussi des formes d’actions sociales traditionnelles, qui faisaient en quelque sorte partie de la culture des catégories populaires et qui ont toujours existé, du moins depuis le XIXe siècle et l’industrialisation. C’est tout ce qui concerne la résistance passive, civile. Les grandes grèves du Nord du printemps 1941 sont un peu la première grande mobilisation collective contre l’Occupation. Quant aux manifestations de ménagères qui ont connu une première vague importante pendant l’hiver 1940-1941, elles connaissent une forte recrudescence sur le territoire au cours des premiers mois de 1942. Elles réactivent d’une certaine façon les manifestations de subsistance de l’Ancien Régime. La période est caractérisée par les restrictions, la crise du ravitaillement, les femmes sont en premières lignes puisqu’au sein du ménage ce sont elles qui s’occupent de faire manger la maisonnée. Là aussi, je pense que c’est un des points sur lesquels il faut insister : très tôt, dès l’hiver 1940-1941, ces femmes vont manifester spontanément devant les mairies, les préfectures, les ministères, réclamer davantage de ravitaillement. Une façon également de s’opposer au régime de Vichy et à l’Occupation allemande.
La Résistance ne se réduit pas aux organisations connues mais il y a aussi ceux qui, bien que n’appartenant à aucune structure, ont soutenu, aidé et secouru les combattants de l’ombre…
F.G. Oui et c’est pourquoi nous avons choisi, pour la couverture du livre, des portraits d’anonymes engagés très tôt dans la Résistance. Ces photos ont été prises par les Allemands après le démantèlement du réseau Nemrod, au début de l’année 1941, réseau fondé par Honoré d’Estienne d’Orves qui est le seul résistant connu sur la couverture. Ces hommes et ces femmes sont de toutes les générations et appartiennent à des milieux très différents, on le voit bien à leurs tenues. C’est une façon de montrer que la Résistance a rencontré la société et que finalement, des personnes de toutes conditions ont participé à la lutte.
La Résistance française a été infiltrée par des Français, appelés « V Man ». Comment cela a-t-il été possible ? Quelles étaient les motivations de ces personnes qui ont trahi ?
F.G. Dès que les Allemands arrivent en France en juin 1940, ils vont installer en France occupée les institutions chargées de la répression qui existaient en Allemagne : l'Abwehr (service de renseignements de l'état-major allemand) à Paris, ainsi que la Sipo-SD (police de sûreté), et notamment la fameuse Gestapo. Ces institutions s’étaient montrées très efficaces en Allemagne. Il était facile pour elles d’infiltrer les organisations d’opposition dans leur pays ou même en Autriche. En France, c’est totalement différent parce qu’un agent allemand se repère assez vite. C’est pourquoi ils vont recruter des agents dans la population française. La motivation de ces Français qui travaillent pour le Reich est le plus souvent financière et pas forcément idéologique. On est dans une période d’appauvrissement généralisé, les Allemands offrent pour trahir des salaires mirobolants, des sommes allant de 10 000 à 15 000 francs par mois, là où un ouvrier gagne autour de 1 000 francs. Dès l’automne 1940, un certain nombre de Français recrutés auront pour mission d’infiltrer les premiers noyaux de résistance. Ce système sera efficace puisque la plupart des organisations de résistance en zone occupée, créées entre l’automne 1940 et le printemps 1941, seront démantelées et ne survivront pas à l’année 1942. Par exemple, Honoré d’Estienne d’Orves est arrêté en janvier 1941, trahi par son radio Alfred Gaessler qui est retourné par les Allemands. L’organisation dite du musée de l’Homme formée par Yvonne Oddon (bibliothécaire), Boris Vildé et Anatole Lewitsky (ethnologues d’origine russe) compte dès le départ un traître. Il s’appelle Albert Gaveau et il devient très proche de Vildé qui en fait son agent de liaison. Gaveau dénonce à l’Abwehr l’existence du réseau qui va être démantelé totalement ou presque entre janvier et avril 1941.
Le débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942 change la donne sur un plan militaire et géopolitique parce qu’une libération de la France devient désormais quelque chose de possible à plus ou moins court terme… C’est pourquoi les Allemands vont essayer de toucher la Résistance à sa tête…
F.G. Le livre est construit de façon chronologique, on suit les grands événements de la Résistance. Le débarquement en Afrique du Nord est un tournant fondamental car à partir du moment où les Alliés sont en Algérie et au Maroc, un débarquement en France, qui était jusqu’alors totalement illusoire et hypothétique, devient quelque chose de possible. Par conséquent, la Résistance doit se préparer pour le jour J. Il va falloir accélérer le travail d’unification, le développement des formations armées, la création de l’Armée secrète qui permet d’unifier les branches armées de la Résistance en zone-Sud. Cela joue aussi considérablement sur les relations entre la Résistance et la société car à partir du moment où la perspective d’une libération se précise, la Résistance n’est plus une cause perdue. Il y a donc de plus en plus de Français et Françaises qui la soutiennent et s’éloignent du régime de Vichy qui perd ses soutiens au cours de l’année 1942.
C’est pour cette raison que les Allemands décident de décapiter la Résistance, et vont réussir à faire tomber Jean Moulin quelques mois plus tard...
F.G. Les Allemands comprennent aussi que le débarquement allié en Afrique du Nord signifie la possibilité d’un débarquement allié en France. En fait, ils ne veulent pas avoir à lutter sur deux fronts : à la fois contre les Alliés sur les plages et contre la Résistance à l’intérieur. D’où cette volonté de décapiter absolument la Résistance pour la paralyser le jour J. et tous leurs efforts pour essayer de remonter jusqu’à sa tête. Ce qui va effectivement entraîner l’arrestation de Jean Moulin à Caluire en juin 1943.
L’année 1943 est marquée notamment par une Résistance unie, parvenue à surmonter les divisions et divergences grâce aux efforts de Jean Moulin pour créer l’Armée secrète (AS)…
F.G. L’Armée secrète est créée à l’automne 1942, elle est presque concomitante du débarquement en Afrique du Nord. « Des résistances à la Résistance », ainsi est qualifié le chapitre sur l’année 1943. Parce qu’à partir de 1943, la création du Conseil national de la Résistance permet d’unifier la résistance intérieure et de la placer sous l’autorité du général de Gaulle. Une forme d’unité d’actions se met désormais en place.
Il y a une bataille politique entre le général de Gaulle et le général Giraud…
F.G. Tout à fait. De Gaulle aurait pu être totalement éclipsé de la scène à ce moment-là. Après le débarquement en Afrique du Nord, les Alliés lui préfèrent le général Giraud, notamment Roosevelt qui se méfie beaucoup des ambitions de de Gaulle. Mais Giraud commet une erreur politique : il maintient en Afrique du Nord la législation du régime de Vichy, là où le général de Gaulle s’était engagé depuis 1942 à rétablir, au moment de la Libération, la démocratie et les valeurs républicaines. Par conséquent, les résistants de l’intérieur qui, bien sûr, veulent libérer le pays mais aussi rétablir la démocratie, ne peuvent pas soutenir Giraud. Le soutien de la résistance intérieure va être déterminant pour de Gaulle parce qu’il va lui donner une légitimité que n’a pas le général Giraud. Et c’est ce qui va lui permettre d’éclipser son rival et de se remettre en selle après que les Alliés l’ont marginalisé.
On célèbre cette année le 80e anniversaire de la Libération. Que deviennent les anciens résistants avec la fin de la guerre ? « La Résistance ne parvient pas à s’imposer comme une force politique nouvelle capable de redessiner le paysage politique, comme avaient pu l’espérer certains de ses membres », vous écrivez dans l’épilogue intitulé « Sortie de guerre »…
F.G. Beaucoup de résistants, notamment ceux qui font le choix de résister dès 1940-1941 – c’est le cas des grands chefs de mouvements comme Frenay, d’Astier –, considéraient que les structures politiques traditionnelles, notamment les partis politiques, avaient une responsabilité dans la défaite de 1940. Ils espéraient que la Résistance serait un moment de refondation totale, qu’il en sorte un mouvement massif incarnant une forme d’unité et permette de faire perdurer ses valeurs. Or ce mouvement ne verra pas le jour. À la fin de la guerre, renaissent les partis politiques traditionnels, la SFIO, le parti communiste, le parti radical etc. Et ce sont eux qui vont finalement revenir sur le devant de la scène. Il y a une forme de déception. Pour le général de Gaulle aussi car il espérait que la 4e République ne soit pas une répétition de la 3e, avec la mise en place d’un pouvoir présidentiel plus fort. Or là aussi, avec le retour au premier plan des partis, notamment ceux de gauche, un conflit éclate avec de Gaulle. Le général démissionne. Quant aux destinées individuelles, elles sont vraiment très diverses parce qu’il y a des gens pour qui la Résistance est une façon de commencer sa carrière, on le voit chez une partie des élites politiques et administratives de l’après-guerre. Mais il y en a d’autres pour qui la Résistance est une simple parenthèse et une fois la lutte terminée, ils vont revenir à leur occupation d’avant-guerre et disparaître de l’avant-scène. Il n’y a pas de règles en la matière.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette période de l’histoire ? …
F.G. Pourquoi travailler sur les années 1940 plus que sur la Première Guerre mondiale ou sur Louis XIV ? Ce qui m’intéresse dans cette période c’est qu’il s’agit de l’une des plus complexes de l’Histoire. J’évoquais tout à l’heure les premiers résistants, comme Henri Frenay, qui soutenaient aussi le maréchal Pétain. C’est quelque chose qui a semblé pendant longtemps difficile à admettre, parce que cela ne correspondait pas aux constructions mémorielles, à la vision manichéenne des choses qui s’est mise en place à la fin de la guerre. Il y avait d’un côté les bons, les résistants, et de l’autre, les méchants, les pétainistes. On a gommé les passerelles, les zones grises. Je trouve que le travail de l’historien qui consiste aujourd’hui à rétablir les passerelles et les ambivalences est tout à fait fascinant. C’est la raison pour laquelle je m’intéresse à cette période et travaille sur ces questions-là. La Deuxième Guerre mondiale est beaucoup plus complexe, par exemple, que la Première Guerre mondiale qui est une guerre entre deux États, la France et l’Allemagne. Une armée est mobilisée, bien sûr il y a des pacifistes, mais le pays n’est pas fracturé, divisé, comme il le sera en 1940. Si lors des événements de juin 1940 le gouvernement avait quitté la métropole pour continuer la lutte depuis l’Afrique du Nord ou depuis l’Angleterre, comme certains le souhaitaient, les choses auraient été certainement plus simples.
Pour bien faire ressortir cette complexité de la période, je propose souvent lors de mes différentes interventions et présentations de faire un tableau de ce qu’était la Résistance en France à la fin de l’année 1940, au début de l’année 1941. Il y a ceux qui luttent à la fois contre le régime de Vichy et contre les Allemands ; c’est la position du musée de l’Homme à Paris, de Libération-sud de d’Astier de La Vigerie ou encore de Libération-nord de Christian Pineau. Ces résistants sont en fait assez minoritaires. Ensuite, vous avez ceux qui résistent contre les Allemands mais pas contre le régime de Vichy parce qu’ils considèrent que Pétain est peut-être celui qui sera capable de sauver la France. C’est la position d’Henri Frenay, de François de Menthon en zone Sud, de l’Organisation civile et militaire (OCM) en zone Nord. En fait, la majorité des résistants ont cette position fin 1940. Puis le PC, qui est un cas différent. Il fait le choix d’une lutte totale contre le régime de Vichy, contre Pétain et cherche à mobiliser dans ce sens, mais dans ses attaques, ménage l’Occupant allemand du fait du pacte germano-soviétique. (C’est donc avant Barbarossa). On a trois cas de figures différents et on voit bien qu’à ses début, l’unité de la Résistance n’était pas quelque chose qui allait de soi.