Emmanuel Vaillant est journaliste spécialisé sur les questions d’éducation et de jeunesse depuis une quinzaine d’années. Il a été rédacteur en chef délégué à l’Étudiant. Il est le fondateur de la Zone d’expression prioritaire. Il est notamment l’auteur, aux Éditions Milan, coll. « C ton monde », de Stop au racisme (2011), de L’Immigration (2001), de Dire non à la violence (« Les Essentiels Milan Junior », 2001 & Milan Poche, 2011) et de Bonnes nouvelles de l’école (Lattès, 2017).
Diplômé d’IPJ Dauphine en 1993, Édouard Zambeaux est aujourd’hui journaliste indépendant et spécialiste des questions urbaines et sociales.
Il a collaboré de nombreuses fois en presse écrite de 1992 à 2000. Il est le créateur et producteur délégué des émissions Territoires de Jeunesse et Microscopie sur RFI ainsi que de l’émission Périphéries sur France Inter entre 2001 et 2017. Il est également l’auteur du livre En prison avec des ados. Enquête au cœur de l’école du vice (2001, Éditions Denoël), auteur et co-réalisateur de documentaires pour la télévision et le cinéma avec Des clés dans la poche, en 2015, et Un jour ça ira, sorti en salles en 2017. Édouard Zambeaux est le créateur du site la-Zep.fr et du fil podcast peripheries.fr.
Emmanuel Vaillant et Édouard Zambeaux, vous êtes respectivement directeur et directeur éditorial de la ZEP, la Zone d’expression prioritaire que vous avez créée en 2015. La ZEP accompagne les jeunes pour qu’ils témoignent de leur quotidien et fassent part de leur regard sur la société. Quelques mots pour présenter plus précisément cette initiative et nous dire ce qui a motivé la création de ce dispositif média ?
La ZEP est le fruit d’expériences que nous avions, auparavant, menées chacun de notre côté. Emmanuel avait imaginé, avec l’Étudiant, un projet qui associait des jeunes au moment de la Présidentielle 2012. De mon côté, j’avais élaboré un dispositif d’ateliers d’écriture en 1998 avec la Fondation 93. Ce dispositif avait abouti, entre autres, en 2006, à la journée spéciale « Tous aux postes » au cours de laquelle 300 adolescents de Seine-Saint-Denis avaient tenu l’antenne de France Inter.
Nous avions donc, tous les deux, déjà monté des projets de « journalisme collaboratif ». Nous nous sommes rejoints sur le fait que les jeunes étaient assez peu présents dans le champ médiatique : le plus souvent, leurs voix étaient portées par d’autres qui les cantonnaient dans une représentation assez caricaturale. Forts de ce constat, nous nous sommes dit qu’il fallait tenter de faire émerger des récits émanant de la jeunesse. Nous avons pensé que l’exercice d’interview ne suffirait pas et qu’il était nécessaire d’accompagner la rédaction de « petites histoires » qui en racontent une plus grande, plus collective. Puis, comme ces récits méritaient d’être publiés, nous avons donc créé le site zep.media (https://zep.media/) et développé des partenariats avec les médias traditionnels (Libération, Ouest France, Konbini). Nous pensions en effet que ces textes avaient un intérêt journalistique et informatif et qu’ils gagnaient à être lus par le plus grand nombre. Nous voulions en quelque sorte œuvrer à rétablir une forme d’équité médiatique pour que ces jeunes, qui se sentent souvent stigmatisés dans leur représentation médiatique, puissent se raconter tel qu’ils se voient et nous éclairer sur leur réalité.
Vous donnez la parole aux jeunes qui ont, pour la plupart, entre 15 et 25 ans et animez des conférences de rédactions et des ateliers d’écriture via un réseau d’associations. Avec quelles structures travaillez-vous principalement et de quelle façon ?
Nos premiers partenaires sont les établissements scolaires qui nous sollicitent pour mener des cycles d’ateliers d’écriture sur le temps de l’école. Nous sommes aussi en relation étroite avec l’ensemble des structures qui accueillent ou accompagnent des jeunes, telles que les missions locales, les écoles de la deuxième chance, les centres sociaux, mais aussi des associations comme l’AFEV ou Unis cité... Nous essayons également de diversifier les publics car il n’y a pas que les jeunes à être sous le radar médiatique. Par exemple, nous avons mené de nombreux ateliers avec les régies de quartiers pour encourager des salariés en insertion à écrire. À chaque fois, nos cycles s’étendent sur cinq séances de deux heures au cours desquelles nous essayons d’abord d’identifier les récits qui éclairent sur une réalité plus collective au sens générationnel, sociologique, territorial... puis nous aidons à l’élaboration du texte dans un accompagnement de plus en plus individualisé.
Nous travaillons aussi sur des expressions radiophoniques (podcast) et vidéo.
Nous faisons également des résidences d’écriture sur une semaine en intensif ou des projets spécifiques, comme en ce moment, une sorte de monographie avec les habitants d’une cité de la banlieue sud de Paris dont le bailleur est Toit et Joie (un projet soutenu par la Fondation La Poste).
Les contenus issus des ateliers sont édités et publiés sur le site de la ZEP et font aussi l’objet d’un livre. Le recueil intitulé Moi, jeune. Autoportrait d’un âge des (im)possibles a paru en mars aux éditions Les Petits matins. Il réunit 119 récits que vous avez choisis parmi les textes provenant des ateliers d’écriture qui se sont déroulés en 2021.
Ces récits sont classés par « Ministères » : Citoyenneté et égalité homme-femme, Éducation, Écologie, Famille, Travail, Logement, Santé, etc. Est-ce que les thèmes ont été définis au préalable et suggérés aux jeunes dans les différents ateliers ? Comment s’est construit le livre ?
Non, les thèmes ne sont pas définis au préalable. La posture de départ est de savoir de quoi les jeunes auraient envie ou besoin de parler. Nous essayons ensuite d’identifier des textes qui racontent davantage qu’une simple anecdote, qui éclairent sur un environnement. Le sommaire s’est donc construit à postériori. Nous avions plus de 300 textes issus des ateliers et des résidences. Nous les avons sélectionnés et organisés pour que le livre embrasse la diversité des situations et des territoires que nous avions rencontrés. L’idée des ministères n’est venue qu’en fin de processus, au moment de l’organisation du livre.
« Moi, je n’ai rien à dire ! » ou « De toute façon, ça n’intéresse personne ! » sont les premières phrases énoncées en réponse à l’aventure éditoriale que vous proposez, peut-on lire dans l’introduction du recueil... Que préconisez-vous à ces jeunes pour qu’ils se sentent légitimes d’écrire un fait marquant de leur histoire ?
D’abord nous nous intéressons à eux ! Ensuite nous tentons de leur faire prendre conscience que ce « fait marquant » n’est pas uniquement un récit individuel. Qu’à travers leur histoire les lecteurs pourront être avertis, sensibilisés à la réalité qui est la leur et qui est certainement partagée. Nous sommes persuadés que l’émancipation, l’exercice d’une pleine et entière citoyenneté passe par la capacité et la légitimité à se raconter plutôt que d’être raconté par d’autres.
Est-ce qu’ils relisent et valident les textes avant leur publication ?
Oui bien sûr ! C’est le contrat éditorial de la ZEP. L’axiome est le suivant : « Nous sommes persuadés que vous avez quelque chose d’intéressant à dire, nous allons vous aider à le faire et en fin de course, vous déciderez si vous voulez rendre cette parole publique. »
Il nous arrive souvent d’avoir entre les mains des pépites éditoriales que nous ne publions pas car les jeunes ne le souhaitent pas. Nous ouvrons aussi la possibilité de publier sous un prénom d’emprunt.
Les courts récits de ces expériences personnelles, de ces « scènes de vie », réunis en un livre, forment le portrait d’un collectif, d’une génération, d’une époque. Qu’est-ce qui se dégage principalement de ces écrits ? (Ces jeunes, quelles que soient les questions abordées, semblent tous éprouvés et courageux, loin de l’insouciance...)
L’insouciance semble être un luxe souvent hors de portée pour les jeunes contributeurs de Moi, Jeune. Malheureusement. Nous avons, au cours de cette aventure, été saisis par la fréquence des récits de violences intrafamiliales que nous avons accompagnés. Nous sommes aussi inquiets de la violence symbolique ressentie par les jeunes en matière d’éducation. Ils nous racontent des parcours au cours desquels ils ont le sentiment de faire chaque année ou presque des choix irrémédiables en matière d’orientation, que chaque note engage leur avenir... Cela participe probablement de cette perte d’insouciance. Il faut aussi souligner que beaucoup d’entre eux sont dans des situations économiques précaires ou fragiles. Il ne faut cependant pas conclure à un sentiment de renoncement. Nous avons pu observer de multiples formes d’engagement, particulièrement en matière écologique, et un sens affuté de la débrouillardise pour multiplier les solutions de « petits boulots » ou de revenus complémentaires. Dans ce domaine, le champ des possibles ouvert par les Réseaux sociaux est manifeste.
Le titre de l’ouvrage, « Autoportrait d’un âge des (im)possibles », évoque les difficultés à surmonter, donne la tonalité de l’ensemble, à la fois aspirations et revendications... Ce titre est aussi un clin d’œil (n’est-ce pas ?) au titre du film de Pascal Ferran, L’âge des possibles qui, vingt-cinq ans plus tôt (1996), parlait d’un groupe de jeunes en proie aux difficiles choix existentiels...
L’allusion est évidemment juste. Pour notre précédent livre, nous avions choisi de faire référence au travail de Pierre Michon (Vies minuscules, Gallimard, 1984) en le titrant « Vies Majuscules ». La jeunesse est en effet le moment des aspirations et des revendications. Il faut juste qu’il soit possible d’y croire. Écrire participe selon nous au fait qu’avoir des aspirations et des revendications est légitime.
Quelle a été la réaction des jeunes une fois le livre publié ?
Les différents moments de restitution que nous avons pu organiser ont tous été emprunts d’un très grand enthousiasme et d’une très grande fierté de leur part. Une fois l’incrédulité du départ chassée, les jeunes sont très contents d’être publiés dans un livre.
Savez-vous si l’expérience des ateliers d’écriture et l’aventure éditoriale ont un impact après coup sur le quotidien des jeunes, sur leur devenir ?
Nous l’espérons. Les études qui ont été menées sur nos interventions semblent le constater et les enseignants ou les professionnels avec qui nous travaillons nous le confirment. En général, cela a un impact sur l’ambiance du groupe ou de la classe. Individuellement, le fait d’avoir été capable, pour la première fois, de s’écrire, et parfois d’être publié, suscitera peut-être chez certains – nous le souhaitons –, le désir de recommencer avec plus d’« évidence ». C’est un moyen d’élargir un peu le champ des possibles que de « rendre capables » des jeunes d’accomplir une chose qu’ils n’avaient jamais faite. Comme nous l’avons évoqué au début de cet entretien : renverser une prétendue incapacité, qui est bien souvent un sentiment d’illégitimité, permet d’ouvrir tout simplement un moyen d’expression et de re-légitimation. Ce n’est pas rien pour des jeunes qui aspirent bien souvent à un peu plus de considération, voire de respect.
Nous les respectons et respectons leurs histoires. Espérons que ce sentiment aura le temps et l’occasion de fleurir chez beaucoup d’entre eux.
Sites Internet
ZEP (Zone d’expression prioritaire)
https://zep.media/
l’AFEV (Association de la fondation étudiante pour la ville)
https://afev.org
Unis cité
https://www.unicite.fr
L’École de la 2ème chance
https://reseau-e2c.fr
Éditions Les Petits matins (fondées en 2005 par Olivier Szulzynger et Marie-Édith Alouf)
https://www.lespetitsmatins.fr