FloriLettres

Entretien avec Bertrand Lorquin. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition mars 2007

Entretiens

Né en 1952 à Paris, fils de Dina Vierny, la muse du sculpteur Aristide Maillol, Bertrand Lorquin a fait des études de philosophie et d’histoire de l’art. Avec son frère Olivier Lorquin (né en 1949), il s’est longtemps et discrètement occupé en tant que conservateur de la Fondation Maillol à Paris. Spécialiste de l’art moderne, il a écrit ou participé à de nombreux ouvrages sur Toulouse-Lautrec, Pascin, Séraphine de Senlis ou l’Allemagne des années noires. Sa curiosité l’a poussé plus avant dans le siècle en abordant l’œuvre du peintre américain George Condo ou des photographes Weegee et Bert Stern, le dernier portraitiste de Marylin Monroe. Dans le catalogue de l’exposition Pascin, il est l’auteur du texte intitulé Pascin, l’enfant prodigue.

Bertrand Lorquin est décédé le 23 février 2019 à l’âge de 66 ans.

Tableau La toilette de Jules Pascin

Yves Kobry

Bertrand Lorquin

Pascin, Le magicien du réel

Coédition Gallimard/Fondation Dina Vierny-Musée Maillol

Gallimard, Collection Livres d'Art, 2007

Catalogue de l'exposition soutenue par la Fondation La Poste

 

Peintre, graveur, sculpteur, dessinateur au trait précis et acéré, au regard à la fois narquois et  bienveillant, Jules Pascin (1885-1930) est assez peu connu en France. Pourtant, il a produit une oeuvre exceptionnelle et a bénéficié d’une grande notoriété de son vivant. Le musée Maillol, soutenu par la Fondation La Poste, lui rend hommage en lui consacrant, jusqu’au 4 juin, une importante rétrospective qui réunit 150 oeuvres dont certaines sont exposées en France pour la première fois. Une occasion de découvrir ou redécouvrir cet artiste moderne qui a influencé la peinture américaine et introduit dans la peinture française, la mouvance expressionniste. Rencontre avec Bertrand Lorquin, Conservateur du Musée Maillol...
(Nathalie. Jungerman)

Le musée Maillol présente depuis le 14 février l’œuvre graphique et picturale de Pascin,  ainsi que quelques extraits de sa correspondance. ..

Bertrand Lorquin : L’exposition Pascin s’inscrit dans une série d’expositions présentées ces dernières années au musée Maillol. Notamment, celle consacrée à Magritte en 2006 où affiches, collages, croquis, lettres et gouaches étaient pour la première fois réunis, celle en 2003, consacrée à Christian Schad où une grande partie de ses archives était montrée.  Peintre de la Nouvelle Objectivité allemande des années 20, artiste oublié, Schad a été révélé au musée Maillol et exposé depuis dans le monde entier... Pascin est un artiste du même ordre. Son œuvre foisonnante, d'une grande diversité – dessins, peintures à l’huile, aquarelles, sculptures et gravures – est restée curieusement occultée en France alors qu’elle est à la hauteur des Kisling, Van Dongen ou Chagall...

Et pourquoi à votre avis ?

B. L. : La disparition prématurée de Pascin, peut-être...
Alors que sa vie privée est difficile, sa vie d’artiste est couronnée de succès. Il se marie dans un premier temps avec la peintre Hermine David, puis partage ensuite avec le peintre Per Krohg, fils d’un grand artiste norvégien, l’épouse de celui-ci, Lucy Krohg, non sans en être tourmenté jusqu’à la fin de ses jours. Il entre de son vivant dans les plus grandes collections, notamment celle du Docteur Barnes qui lui achète de nombreux tableaux. C’est en Amérique où il émigre avec Hermine David pendant la Première Guerre mondiale, choisissant d’ailleurs de prendre la nationalité américaine, que s’établie sa postérité. En effet, Pascin a exercé une véritable influence sur les peintres américains pour qui l’expressionnisme a joué un grand rôle, perpétué plus tard dans l’Ecole de New-York des années 60-70 avec l’expressionnisme abstrait. Par contre, ce courant n’a pas été une leçon majeure pour la peinture française. C’est peut-être aussi pourquoi il laisse une marque plus durable aux Etats-Unis qu’en France où pourtant, il a passé la plus grande partie de sa vie.
Son œuvre qui ne cesse de changer d’appréciation, appartient de son vivant aux avant-gardes pour ensuite s’intituler « école de Paris » pendant des décennies.

Que disent les lettres de Pascin à Lucy Krohg ?

B. L. : Elles ont un côté pathétique car elles témoignent de sa perpétuelle hésitation. Il écrivait à Lucy presque tous les jours, des lettres, des petits bleus – qui sont éparpillés dans différentes publications sur Pascin–  et lui demandait d’être présente, de lui prêter attention tout en sachant qu’elle ne serait jamais entièrement sienne. Il ne parvenait pas à la quitter, elle était son point d’ancrage. Cette correspondance révèle tout un pan de sa personnalité, de son quotidien, de ses tourments.

Un peintre en marge des mouvements et théories artistiques de son époque...

B. L. : Né en Bulgarie, Pascin fait ses études à l’académie des Beaux-Arts de Vienne, ville cosmopolite où l’amour de l’art domine. Vienne le marque au point qu’il dira « Je dois tout à Vienne.... » Puis, il suit les cours des académies de Berlin et de Munich. Il y rencontre les différentes tendances expressionnistes allemandes et autrichiennes. Portant en lui le message de l’expressionnisme, il s'installe ensuite à Paris où les fauves français ont une direction de recherche radicalement différente. Pascin opère un lien entre ces deux cultures. Il ne cesse d’ailleurs de « faire des ponts », non seulement entre les courants picturaux, mais aussi entre la peinture et la littérature. Les livres de Pierre Louÿs inspirent ses œuvres ; il illustre ceux de Paul Morand ou de Mac Orlan avec qui il entretient une abondante correspondance, ceux d’André Warnod, son compagnon de toujours, ou d’André Salmon avec qui il se lie d’amitié…
Les théories n’intéressent pas Pascin. Par contre, il repère immédiatement dans les différentes phases du cubisme ou dans la démonstration des futuristes par exemple, les idées nouvelles, les préoccupations de ces avant-gardistes et y répond par une formulation complètement différente. Dans son tableau Au bal du bar Tabarin, un chef-d’œuvre de la peinture des débuts de Pascin, la question du mouvement posée par les futuristes y est représentée dans un style tout à fait singulier. La composition dont le cadrage est surprenant, décrit une scène de café tout en mouvement. Deux femmes se parlent en aparté au premier plan, un garçon de café semble traverser la pièce, des clients sont entrain de s’adresser des salutations… Il y a une espèce de magie de la vitesse.  Il reprend donc à son compte l’une des grandes problématiques picturales de son temps en trouvant son style pour traduire cette dimension théorique.

Dans certaines peintures telles que Homme et femme (1915) ou L’enfant prodigue et les filles (1920), on voit que Pascin maîtrise les règles de composition propres au cubisme…

B. L. : Oui, dans Homme et femmePascin procède au découpage par plans, les deux figures sont dans le prisme des multiples facettes simultanées… Dans L’enfant prodigue et les filles, les corps couchés au premier plan sont aussi traités par facettes. Mais un mouvement s’inscrit dans la composition qui semble liquéfier les corps féminins et les transformer en un fleuve glissant sous les arches d’un pont.
Avec le thème de L’enfant prodigue, Pascin a atteint l’originalité de son expression. Parce qu’au fond, sa peinture a ceci de tout à fait singulier, c’est qu’elle confronte le dessin et la couleur. Les compositions sont constituées par la grille du dessin qui enserre les couleurs, à l’opposé de la technique de Raoul Dufy qui utilise aussi une grille de dessin en arrière-plan mais dispose de larges taches colorées. De même, Pascin invente un tout autre espace chromatique, il atténue beaucoup les tons, cherche un certain « ténébrisme » inspiré par la technique de la gravure qu’il aime tant et dont il garde aussi la finesse du trait.

Les dessins, au trait acéré, représentent le « théâtre de la comédie humaine »…

B. L. : Les dessins du début sont une sorte de lettre vivante. Ils racontent, décrivent. Ils sont narratifs dans le sens passionnant du terme. Pascin réussit à croquer, à saisir le réel.
Il collabore d’ailleurs à la revue satirique allemande Simplicimus.  Revue très célèbre dans laquelle il publie des dessins humoristiques qui sont dans la pure continuité de Lautrec, de Daumier ou de Goya. Pascin raconte avec une vérité confondante le bas-fond des villes, les maisons closes, les vieillards libidineux...

Ces dessins font aussi penser à ceux de Bruno Schulz, avec le même intérêt pour les scènes de rues, de cafés, pour les personnages difformes, et pour le corps féminin également...

B. L. : Tout à fait, il y a cette marque viennoise dans les dessins du début. Ils sont stupéfiants.
La deuxième  partie de l’exposition montre les œuvres de maturité. Là aussi ce sont des dessins admirables mais peut-être plus dans la continuité de Gustav Klimt. Et dans la dernière décennie, il a pris le corps comme thème essentiel et n’a cessé de l’interroger.

Les dessins satiriques qui représentent une cruauté certaine sont toujours d’une facture très délicate chez Pascin…

B. L. : C’est juste. George Grosz, le grand peintre expressionniste allemand, dira plus tard que Pascin l’a influencé d’une façon décisive. Or, dans les œuvres satiriques de Grosz, l’Allemagne de l’après-guerre et l’effondrement de la société sont racontés avec une grande cruauté alors que les œuvres de Pascin décrivent tout autrement la déréliction du début du siècle de ce même pays. Elles sont empreintes au contraire d’une très grande douceur et d'une empathie pour les personnages, tout en témoignant d’une vérité et d’un sens aigu de l’observation. Il y a effectivement chez Pascin, une générosité considérable. C’est quelqu’un de vraiment bouleversant.

Paul Morand écrivait en 1931 (préface aux éditions des Chroniques du Jour), « Le dessin chez Pascin est nerveux, violent, actif, la peinture floue, passive, irréelle ». Qu’en pensez-vous ? Feriez-vous également une telle distinction ?

B. L. : C’est à la fois vrai et paradoxal. Dans les premiers tableaux, le trait est assez vigoureux, précis, et plus on avance dans l’œuvre, plus on a l’impression que Pascin atteint une sorte d’écriture automatique dont le trait presque tremblé fait penser à celui d'André Masson. Comme s’il dessinait les yeux bandés. Ces deux climats que Paul Morand oppose, cette vision hallucinante de vérité dans les dessins, et cette fantasmagorie liée davantage à la peinture sont exacts ; il est vrai aussi que le style évolue beaucoup et se disloque pour atteindre tout autre chose, que ce soit dans le dessin ou la peinture. Dans un premier temps, avant 1914 et jusqu’en 1920, Pascin raconte ce qu’il voit, saisit chaque détail de la scène sociale. Dans un deuxième temps, jusqu’aux années trente, il raconte ce qu’il a en lui, ses œuvres reflètent une vision intérieure. Il explore une forme plus introspective que descriptive.
Le changement majeur s’opère avec l’apparition de la période dite « nacrée ».  Il invente une transparence, un style inimitable. Il dilue la couleur, allège les tons, travaille avec des pinceaux presque secs. Les portraits, les corps deviennent immatériels, la grille du dessin de plus en plus fine entoure les formes, les lignes se superposent aux taches de couleurs.

Il est surprenant de voir que le traitement de la couleur est si différent entre Hamman-life, Tunisie (1924), par exemple, et les corps féminins qui datent de la même période…

B. L. : Effectivement, pendant cette période, deux styles cohabitent : les tableaux de facture nacrée qui auront beaucoup de succès, c’est-à-dire toute la série des portraits, des nus où la vérité de la sexualité est un peu mise au second plan, et les tableaux en marge de cette formule si appréciée qui demeurent une sorte de message télégraphique de son quotidien. Ce sont deux recherches différentes. Et c’est sans doute parce qu’on l’a empêché de poursuivre une recherche en faveur d’une autre, que Pascin s’est senti emprisonné et a fini par s’effondrer au pic de son succès. Il éteint ses jours car tout d’un coup, il a atteint le comble de l’impasse.

D’où vient le titre de l’exposition, « Le magicien du réel » ?

B. L. : « Le magicien du réel » a été trouvé par un des auteurs américains du catalogue raisonné consacré à Pascin. Nous avons retenu ce titre pour l'exposition parce que Pascin confère à l’art le constat du monde. Et grâce à l’art, à la féerie d'une œuvre, nous découvrons un siècle plus tard toute une dimension du réel.