FloriLettres

Entretien avec Bertrand Dermoncourt. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition octobre 2006

Entretiens

DIMITRI CHOSTAKOVITCH • CENTENAIRE

Couverture du livre de Bertrand Dermoncourt, Dimitri Chostakovitch

Bertrand Dermoncourt
Dimitri Chostakovitch

Éditions Actes Sud, septembre 2006

On lui reprocha sa docilité vis-à-vis du régime soviétique, et l'on critiqua son langage musical, jugé trop académique. Il suffit de relire les commentaires parus en France dans les années 1960 et 1970, pour mesurer l'ampleur de l'incompréhension qui s'abattit sur lui.
Rarement une musique aura exprimé avec autant de force et de justesse l'aveuglément d'une époque et l'absurdité des destins individuels. Chostakovitch était, comme Marina Tsvetaïeva, « condamné à écrire comme un loup l'est à hurler ». Bertrand Dermoncourt (Actes Sud, p.194 & p.95)

2006 marque le centenaire de la naissance du compositeur russe Dimitri Chostakovitch et donne lieu à de nombreuses rééditions, des concerts et des publications.
Le livre de Bertrand Dermoncourt, paru aux Éditions Actes Sud, se compose de douze journées de la vie de Chostakovitch, du 3 avril 1917 « Lénine à Petrograd » au 14 août 1975 « Obsèques » ; douze journées-clés qui introduisent des chapitres thématiques nourris de témoignages, pour la plupart inédits, d'extraits de lettres, d'articles et de notes. Le texte biographique de Bertrand Dermoncourt offre la possibilité de comprendre les enjeux personnels et artistiques de Chostakovitch, otage du régime totalitaire, dont l'écriture musicale « contrôlée » a résisté aux contraintes esthétiques imposées par la censure.

NATHALIE JUNGERMAN

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Bertrand Dermoncourt est directeur de la rédaction de Classica-Répertoire et critique musical à l'hebdomadaire L'Express. Il a dirigé Tout Mozart. Encyclopédie de A à Z dans la collection Bouquins (Robert Laffont, 2006).

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Vous venez de publier aux éditions Actes Sud un ouvrage sur la vie et l'œuvre musicale du compositeur Dimitri Chostakovitch. Parlez-nous des circonstances qui vous ont amené à écrire cette biographie articulée autour de témoignages... et de son élaboration.

Bertrand Dermoncourt J'aime cette musique depuis de nombreuses années ; or il se trouve qu'elle est toujours mal jugée. L'œuvre de Chostakovitch est née dans des circonstances exceptionnelles. Il fut l'un des rares – voire le seul ! – artistes d'envergure à produire un corpus de valeur sous la dictature. Pour comprendre cela, et pour préparer mon livre, il était indispensable de rencontrer des témoins, comme Vladimir Ashkenazy, Irina Chostakovitch, Valery Gergiev, Mariss Jansons, Gidon Kremer, Kurt Masur, Guennadi Rojdestvenski, Mstislav Rostropovitch et Vladimir Spivakov.

Comme Prokofiev et tant d'autres, Chostakovitch a fait l'objet d'humiliations et de condamnations, parce que sa musique, trop audacieuse, ne satisfaisait pas l'URSS de Staline pour qui l'art devait être « au service de la propagande »…

B.D. Sa musique était rarement « au service de la propagande », en effet. Les réactions après la création de certaines de ses Symphonies fut pour cette raison très violente : la 4e, qu'il dut retirer, la 6e, la 8e, la 9e, la 13e... toutes pour des raisons différentes, elles ne plurent pas au régime. Chostakovitch fut condamné à deux reprises, en 1936 et 1948, parce que, sous Staline, les artistes devaient être à la botte du régime. Dire qu'il fit l'objet d'humiliations et de condamnations parce que sa musique était trop audacieuse est réducteur, car les jugements esthétiques étaient toujours subordonnés à la politique.

Vous montrez, à travers l'analyse de ses oeuvres, combien le compositeur était sans cesse sur le qui-vive, prisonnier du régime totalitaire sans toutefois renoncer à sa liberté d'expression, à sa propre création musicale où l'humour noir, l'ironie se mêlent au tragique…

B.D. Oui, c'est la bonne définition de son style.

Afin de poursuivre son activité, Chostakovitch devient membre du Parti, ce qui lui permet notamment de plaider en faveur d'artistes tyrannisés, comme par exemple le cinéaste Andreï Tarkovski, de rendre hommage à la poétesse Marina Tsvetaïeva...

B.D. En devenant membre du parti en 1960, Chostakovitch s'engagea dans un mensonge – il ne croyait pas au régime et avait l'impression de vivre « dans une prison » – noyé sous les remords, qui fit douter ceux qui avaient toujours vu en lui un artiste « résistant ». Il fit ce qu'il put pour aider les gens qui le sollicitaient. Et il écrivit des œuvres de résistance comme les Romances sur des poèmes de Tsvetaïeva, ou la Symphonie n°13.

Pouvez-vous nous dire quelques mots à propos des lettres de Chostakovitch à son ami Isaak Glikman ?

B.D. Il faut absolument lire cette correspondance, parue chez Albin Michel en Français, pour comprendre la personnalité de Chostakovitch, ses obsessions, ses regrets, ses litotes. Voici un exemple, daté du 2 février 1967 : « Je réfléchis beaucoup à la vie, la mort et la carrière. Ainsi, en pensant à la vie de quelques hommes illustres (je ne dis pas grands), j'en arrive à la conclusion que, tous, ils ne sont pas morts à temps. Par exemple : Moussorgski est mort prématurément. On peut dire la même chose de Pouchkine, de Lermontov et certains autres. Tandis que Tchaïkovski aurait dû mourir plus tôt. Il s'est attardé, et c'est pourquoi sa mort, ou plutôt les derniers jours de sa vie, ont été atroces. La même chose s'applique à Gogol, à Rossini, peut-être à Beethoven. Comme beaucoup d'autres hommes illustres (grands), comme d'ailleurs ceux qui ne sont pas connus, ils ont dépassé ce seuil au-delà duquel la vie n'apporte plus de joie, mais seulement des déceptions et des événements horribles. En lisant ces lignes, tu te demandes sans doute : « Pourquoi écrit-il cela ? » Parce que moi j'ai sans doute vécu trop longtemps. J'ai connu bien des déceptions et j'attends bien des événements horribles. J'ai été déçu par moi-même. Plus exactement, par le fait que je suis un compositeur insipide et médiocre. [...] Car j'ai encore dix ans à vivre, alors si je dois traîner cette horrible idée pendant toutes ces années... »

La musique de Chostakovitch est un témoignage direct de l'histoire de la Russie, mais aussi une écriture autobiographique. Vous écrivez : « on a souvent présenté les Quatuors de Chostakovitch comme une sorte de journal intime », « l'autobiographie est plus perceptible encore dans les 3 derniers cycles de mélodie ».

B.D. Oui, en résumé on peut dire que Chostakovitch évoque son pays dans les 15 Symphonies, et sa vie intime dans ses 15 Quatuors et les mélodies.

Avez-vous des projets de livres en cours ?

B.D. Une nouvelle encyclopédie pour Robert Laffont, sur Bach.