Romans
Eduardo Halfon, Tarentule. Traduction de l’espagnol (Guatemala) David Fauquemberg. Dans les livres d’Eduardo Halfon, l’enfance et les souvenirs qu’elle dépose en nous sont toujours une formidable source d’inspiration, un point de départ à partir duquel articuler toute une réflexion aux multiples ramifications. En décembre 1984, les parents d’Eduardo Halfon l’envoient lui et son frère cadet dans un camp de vacances pour enfants juifs dans l’Altiplano guatémaltèque. Sans doute redoutent-ils que leurs deux fils ne s’éloignent de leurs racines et de leur judéité. Après avoir fui la guerre civile au Guatemala en 1981, la famille s’est établie en Floride. Edouardo commence à treize ans à montrer des signes de rébellion, préférant l’anglais à l’espagnol, rejetant le judaïsme et les principes édictés par les adultes. Ce qui devait être une expérience de vie collective au cœur de la forêt se transforme en une glaçante mise en scène de camp de concentration, sous l’autorité de l’inquiétant instructeur Samuel Blum. Des décennies plus tard, invité à converser avec la photographe Graciela Iturbide à la Fondation Cartier à Paris, l’auteur retrouve Regina, une des adolescentes du camp qui l’avait particulièrement troublé. L’occasion pour lui d’évoquer cet épisode angoissant de sa jeunesse, mais aussi de se reconnecter instantanément à une émotion visuelle restée intacte ; ce qui l’incite à se demander « (…) si les images que nous voyons dans notre enfance ne sont pas entreposées à part dans une chambre forte de notre mémoire, une chambre secrète, une chambre protégée à tout jamais du passage du temps. » Les hasards de la vie le conduiront à nouveau à croiser la route de Samuel Blum à Berlin, dans un étrange bar thaïlandais. Avec ce nouveau roman, le virtuose Eduardo Halfon poursuit entre fiction et réalité, passé et présent, son exploration de la mémoire, du pouvoir de l’imagination, de son identité juive et guatémaltèque et de la transmission d’une histoire familiale ou collective. Éd. La Table Ronde, Quai Voltaire, 208 p., 17,50 €. Élisabeth Miso
Maria Grazia Calandrone, Ma mère est un fait divers. Traduction de l’italien Nathalie Bauer. « J’écris ce livre pour que ma mère devienne réelle. J’écris ce livre pour arracher à la terre l’odeur de ma mère. » Le 4 mars 2022, Maria Grazia Calandrone apporte la dernière touche au livre dédié à ses parents biologiques, disparus plus de cinquante ans plus tôt. La poétesse et journaliste a enfin reconstitué le puzzle de ses origines et compris ce qui avait poussé Lucia et Giuseppe à l’abandonner, le 24 juin 1965, à l’âge de huit mois, dans le parc de la Villa Borghèse à Rome, puis à se suicider dans les eaux du Tibre. De sa mère Lucia Galante, elle ne possède que deux photographies (celle de ses noces en janvier 1959 et celle de sa carte d’identité), sa paire de gants de mariée et un petit sac à main noir. Cette femme née en 1936, dans une famille d’agriculteurs de Palata (Molise) aurait eu un tout autre destin si elle avait convolé avec Antonio, son amour d’adolescence, au lieu de l’idiot du village choisi par ses parents pour ses terres. Durant sept ans, elle vit un véritable enfer, exploitée et maltraitée par son conjoint et ses beaux-parents. Aussi, quand elle s’éprend de Giuseppe Di Pietro, un homme marié et père de grands enfants, elle n'hésite pas un seul instant à s’enfuir avec lui à Milan. En cédant à l’élan de leur cœur, l’un comme l’autre savent les risques qu’ils prennent. Dans l’Italie des années soixante l’adultère et l’abandon de domicile conjugal mènent tout droit en prison, le divorce ne sera autorisé qu’en 1970. « (…) rares sont ceux qui conservent un amour assez obstiné pour arracher la lueur de la vie de Lucia à l’enchevêtrement de honte, d’omerta et de culpabilité qui l’a ensevelie. » S’appuyant sur les témoignages de proches de Lucia et sur les archives qu’elle a pu rassembler lors de son enquête, Maria Grazia Calandrone retrace la lutte désespérée de sa mère pour s’arracher à une existence de misère et d’humiliations. Son récit documente la violence des injonctions sociales faites aux femmes à cette époque et inscrit la trajectoire intime de ses parents dans l’histoire de l’Italie de l’après-guerre. Éd. Globe, 368 p., 22 €. Élisabeth Miso
Guillaume Perilhou, La Couronne du serpent. En couverture, sur fond de terre, de couleur chair, or et rouge, un ange gît, le cœur perforé d’une flèche… Le serpent qui dévore l’enfant où les armoiries des Visconti. L’auteur nous plonge dans la genèse de Mort à Venise. Stockholm, hiver 1970 : deux destins vont être à jamais liés, ceux du cinéaste italien, Luchino Visconti et du jeune Björn Andrésen. Visconti, maestro des décors somptueux, à qui on reproche de filmer la décadence, le « lustre qui pâlit », parcourt l’Europe à la recherche de l’incarnation idéale du jeune Tadzio, le héros de la nouvelle de Thomas Mann, La Mort à Venise qu’il veut porter à l’écran. Il a enfin trouvé pour son film « le plus beau garçon du monde » ; Björn Andrésen a quinze ans lorsqu’il se présente avec sa grand-mère aux auditions de Mort à Venise. « Grand Hôtel de Stockholm, 19 février 1970, Maria amore, Celui que je cherchais dans le monde entier depuis des années m’est apparu ce matin ; il aura fallu traverser la Hongrie et la Russie avant de le trouver enfin ici. Il s’appelle Björn, venu avec sa grand-mère qui, je l’ai compris d’emblée, veut faire de lui une célébrité. L’enfant est très blond comme le sont les Suédois, grand, trop pour ses quinze ans (…) » S’appuyant sur des documents, des archives, des faits réels, le roman entremêle fiction subtile et réalité, les réflexions de Visconti à la première personne et les pages de journal de Björn. Les lettres de Visconti narre ses voyages, ses pensées, ses journées de travail, parle du tournage du film en cours, de celui qui, « dans son costume marin », ébahit jusqu’aux cadreurs ; il écrit à sa grande amie, Maria Callas ou à sa muse, son amour, Helmut Berger. Émouvantes sont les lettres de Björn à sa mère qui a choisi de disparaitre le laissant orphelin. Guillaume Perilhou, fait revivre avec merveille un ancien monde, splendeurs et misères confondues. Éd.de l’Observatoire, 220 p., 20 €, Corinne Amar
Récits
Pierre Ducrozet, Autoportrait sans moi. Utiliser un matériau personnel pour tendre vers l’universel, voilà ce qui a guidé Pierre Ducrozet tout au long de cet autoportrait conçu pour la collection Traits et portraits du Mercure de France. L’été est un repère central dans sa quête de couleurs, de sensations, d’intensité, de liberté, d’appréhension du monde. « J’appelle été tout ce qui nous élève, tout ce qui se détache de la continuité des jours ; l’intensité redoublée, la vie augmentée. C’est là où je me tiens droit. L’été est un lieu et je ne crois finalement qu’en eux. Je n’ai pas d’autre endroit où habiter. » Des lieux, il en a beaucoup parcourus, traquant des apparitions, des moments d’exaltation, à l’écoute de tout ce qui le traverse, de tout ce qui pourrait faire littérature ou sens. Berlin, Séville, New York, la Grèce, l’Inde, le Mexique, la Papouasie, Barcelone où il réside ; où qu’il soit, il lui faut éprouver son corps en mouvement, sonder l’humain. Sa première découverte de Brooklyn, grâce à l’argent d’un prix littéraire, nourrira ainsi Eroica, son livre sur Basquiat. Vie et écriture sont étroitement liées. Pour lui écrire c’est « créer un état d’alerte, de porosité et de disponibilité maximale à ce qui pourrait surgir, tout en maintenant à l’écart certaines tentations ou obsessions passagères. Cette attention redoublée maintient le corps en éveil, elle est une autre manière, plus vive, d’être présent. » Toutes les époques, toutes les images, tous les visages et les lieux rattachés à son existence, cohabitent en permanence. Cet enchevêtrement des choses, ce temps sans cesse déplié, Pierre Ducrozet le rend palpable dans les fragments de voyages, d’enfance, d’amours, d’amitiés, de littérature qu’il égrène au fil des pages. Les écrivains qui l’accompagnent, Bolaño, Borges, Cortázar, Cendrars, Char, Balzac, Nicolas Bouvier, le captivent par leur ingéniosité narrative à donner forme à « la vie la plus ample et la plus libre possible ». Qu’il convoque ses souvenirs, des expériences sensorielles et intimes ou analyse son rapport à l’écriture, tout se rejoint dans une même tentative de percer le mystère de ce qui se joue en nous et hors de nous. Éd. Mercure de France, 208 p., 21,50 €. Élisabeth Miso
Mémoires
Sarah Kofman, Rue Ordener, rue Labat. C’est un texte autobiographique paru en 1994, avec une heureuse réédition aujourd’hui, un récit bref, à vif : le souvenir d’enfance d’une philosophe, le témoignage de sa vie de Juive sous la collaboration, l’Occupation, la guerre. Sarah Kofman (1934-1994) avait 7 ans lorsque la rafle du Vel d’Hiv a lieu et que la police de Vichy et la Gestapo arrêtent son père, le rabbin Bereck Kofman, qui ne reviendra jamais, assassiné à Auschwitz dans des conditions horribles. « Le 16 juillet 1942, mon père savait qu’il allait être ”ramassé”. Le bruit en avait couru, une grande rafle se préparait pour ce jour-là. Rabbin d’une petite synagogue de la rue Duc dans le 18e arrondissement, il était parti très tôt de la maison ameuter le plus de Juifs possible et les engager à se planquer au plus vite. » Il était rentré auprès de sa famille, et s’était mis à prier pour la vie sauve de sa femme et ses six enfants en bas âge, trois filles et trois garçons de deux à douze ans. Petite fille cachée, orpheline de père, seule, séparée de sa mère, à quoi ressemble l’apprentissage de la vie ? Avec un sens bouleversant du détail, Sarah Kofman raconte l’avant – les radieux souvenirs de la famille réunie, les chants, les prières, l’amour pour le père, le dévouement de la mère – et puis, la terreur de l’après – l’abandon, la séparation, la culpabilité, la survie enfin, par l’écriture. Sarah et sa mère trouvent refuge chez une ancienne voisine qui se prend d’affection vive, fusionnelle, pour la petite fille : la dame de la rue Labat, « mémé ». Chez elle, une grande bibliothèque. Elle l’encourage dans ses études, lui fait lire des livres, découvrir un autre monde. Figure maternelle rivale, nourricière, protectrice, elle l’arrache peu à peu à sa culture juive, supplantant sa véritable mère dans son cœur. Nourrie de littérature et de psychanalyse, spécialiste de Nietzsche et de Freud, Sarah Kofman enseignait la philosophie à la Sorbonne. Rue Ordener Rue Labat est son unique texte autobiographique. Elle se suicida en octobre 1994, quelques mois après la parution du livre. Verdier Poche, édition augmentée, 138 p., 12 €, Corinne Amar