Biographies
Bastien François, Retrouver Estelle Moufflarge. Professeur de Sciences Politiques à la Sorbonne, l’auteur s’interroge un jour sur la localisation des lieux où les enfants déportés avaient été arrêtés, et s’aperçoit qu’une adolescente déportée avec sa tante un 28 octobre 1943, habitait à quelques mètres de chez lui dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Son enquête bouleversée commence là. « De fait, je sais très peu de la vie d’Estelle. Presque rien même. Ainsi, je n’ai aucune trace matérielle d’elle – à l’exception de quelques photographies, de la mention de son prénom dans le décret de naturalisation de ses parents (…) » Et c’est le fruit d’une recherche patiente, méticuleuse, qui aura duré dix ans : la rencontre fortuite d’un visage d’adolescente qui fixe l’objectif, une quête portée par l’émotion, par l’effroi d’une injustice, l’ambition non pas de raconter cette jeune fille mais de la retrouver, retrouver ce qu’elle fut, qui se transforme en obsession : qui était Estelle Moufflarge ? Une orpheline – de parents polonais immigrés, tôt perdus (Moufflarge : un fonctionnaire ayant mal entendu le nom déclaré par le père le retranscrit ainsi) – qui naît un 31 octobre 1927 et grandit dans un quartier populaire de Saint-Ouen à Paris, recueillie par une tante et un oncle. Son existence laisse d’autant moins de traces qu’elle est happée par la Shoah et assassinée au camp d’Auschwitz. Quand, comment est-elle morte ? Il sera impossible de le savoir. Comment la retrouver, d’où partir ? L’auteur s’impose une contrainte : ne rien inventer. Il épluche les archives des centaines d’heures durant, rencontre des témoins, dont le frère d’Estelle, Henri, rescapé de la Shoah, les neveux, reconstitue son environnement, sa vie de lycée. Il retrace pas à pas le parcours de la famille depuis la Pologne, jusqu’à ce jour où Estelle fut arrêtée, parce que juive dans une France pétainiste, xénophobe, antisémite. Une enquête d’une acuité constante et d’une qualité extraordinaire : son humanité. Éd. Gallimard, 430 p., 22,50 €. Corinne Amar
Autobiographies
Virginie Linhart, Une sale affaire. « Il fallait continuer le texte. Tenter de comprendre comment et pourquoi, vingt ans auparavant, j’avais aimé E., un homme qui, du jour au lendemain, était parti alors que je lui annonçais être enceinte de lui. » Au moment où l’auteure, réalisatrice de documentaires et écrivaine s’apprête à faire publier le récit douloureux de sa grossesse solitaire après la désertion du père biologique, la perte de l’un des jumeaux qu’elle attendait, la naissance de sa fille, en même temps que l’abandon de sa propre mère, sa maison d’édition reçoit une mise en demeure : sa mère et son ancien compagnon qui font clan exigent de lire le manuscrit avant publication, puis lui intiment l’ordre de supprimer 68 pages de son texte, l’accusant d'atteinte à la vie privée, ce qui les mènera en procès au tribunal. Elle gagna son procès, et L’effet maternel fut publié en 2020. À qui appartient l’histoire ? De quel droit m’interdire d’écrire ma propre histoire ? Au nom de quelle volonté, réduire l’autre au silence ? Telle est la question de l’écrivain, telle est la question que Virginie Linhart se pose tout le temps de l’écriture de son nouveau récit, journal de ces semaines de tension et des heures du procès qui s’en est ensuivi, tandis qu’elle revit la souffrance de cette période de vie, sa maternité, son lien fort à sa fille, son rapport difficile à sa mère et plus encore, la trahison dont cette dernière fait preuve en fréquentant sans scrupule le père démissionnaire. Très éprouvée à l’issue du procès, elle est taraudée par la question de l’autobiographie quand elle touche des tiers, de la famille, et de ce qu’en pense la loi. Quelles sont les limites de l’écriture du soi, de la liberté d’expression ? Réflexion sur un parcours, lecture d’une interdiction et d’un procès ou comment défendre l’histoire de sa vie quand elle n’appartient qu’à soi. Éd. Flammarion, 224 p., 21 €. Corinne Amar
Récits
Charlies Gilmour, Premières plumes. Traduction de l’anglais Anatole Pons-Reumaux. Une jeune pie tombée de son nid dans une casse du sud-est de Londres est recueillie par Charlie Gilmour et sa compagne Yana. L’un comme l’autre n’ont aucune compétence en matière d’oiseaux, mais ils décident pourtant de garder cette minuscule boule de plumes blanche et noire. Charlie se documente sérieusement sur les corvidés, attentif aux besoins de sa petite protégée. Veiller sur l’oisillon, prénommé Benzene, s’avère assez contraignant et nécessite quelques aménagements domestiques, mais le couple s’en accommode très bien. Même si la pie prend possession de l’espace chaque jour davantage, allant jusqu’à faire des cheveux de Charlie un de ses nombreux garde-manger, « cette créature chaotique, inquisitrice, destructrice » devient indispensable à l’équilibre du jeune homme. Très vite une relation particulière se tisse entre lui et l’oiseau, ressemblant de façon troublante à celle de son père, le poète Heathcote Williams, avec un choucas, trente ans auparavant. « La créature est fascinante en elle-même, mais en plus de son charme intrinsèque, elle s’est mêlée dans ma tête avec Heathcote, son choucas, ses disparitions inexpliquées, son incapacité à être présent. Une partie de moi pense que la pie détient des réponses, dont elle ne m’a pas encore fait part. » Ce père biologique, excentrique, mentalement instable, qui s’est volatilisé quand il avait six mois, dont il a longtemps poursuivi l’ombre, est resté une blessure à vif. Sa mère s’est remariée avec David Gilmour, le guitariste des Pink Floyd, qui l’a adopté et aimé comme son propre fils. Chaque fois qu’il a tenté de renouer avec Heathcote, à douze, dix-sept et vingt ans, il en est sorti dévasté. Prendre soin de Benzene et redouter de la laisser partir, lui a fait revisiter son histoire familiale sous un nouveau jour et entrevoir « que l’inconnu ne recèle pas que des catastrophes ; on y trouve aussi de la beauté. » Cette pie avec son affection, sa manière insondable d’être elle-même, l’a aidé à vaincre sa peur d’être père, de reproduire l’abandon ou la folie. Charlie Gilmour signe un magnifique récit d’émancipation, de transmission et de régénération entre un homme et un animal. Éd. Métailié, 304 p., 22,50 €. Élisabeth Miso
Nicolas Mathieu, Le Ciel ouvert. Dessins Aline Zalco. En 2018, Nicolas Mathieu a commencé à écrire sur Instagram à une personne en particulier, à une femme qu’il aimait mais qui n’était pas disponible. Les textes réunis dans ce recueil rendent compte de cette histoire clandestine et de cette « machine à fiction » qu’est l’écrivain, mû par cet élan constant de traduire en mots ce qui le traverse. Une passion amoureuse entravée dès le début par la certitude de sa fin, mais dont il a fixé, cinq années durant, des fragments d’émerveillement et de désespoir. Des éclats intenses, poétiques ou douloureux, saisis dans les moindres interstices du quotidien, comme autant de traces de la réalité de nos existences, de l’empreinte du temps. Une histoire de peaux et d’esprit, qui parle de désir, de manque, d’attente, de solitude, de perte, mais aussi d’écriture, de vie de famille, du « million de manières d’habiter le temps, son corps et la terre » en somme. Une histoire intime, d’amant, de père et de fils, que l’écrivain nous tend comme un miroir, puisqu’elle dépasse sa seule expérience. Ses posts, reflètent ainsi toute sa tendresse paternelle, comme une délicate tentative d’encapsuler l’enfance de son fils. « Tant de choses sont arrivées depuis toi. Tu es un monde dans le monde. Tu es ma fatigue et mon sang, l’odeur de ma joie, l’axe autour duquel tournent les heures. » Notre vie intime est inévitablement impactée par le social et le politique, nous rappelle Nicolas Mathieu, en fin décrypteur de son époque. Il lui suffit d’évoquer une nuit interminable aux urgences, avec son père qui perd la mémoire et dont il ne reconnaît plus le corps, rendu si vulnérable par tant d’années de labeur, pour que sa rage affleure. Contre l’asservissement généralisé, contre l’effrayante logique capitaliste d’efficacité et de rationalité, contre tout ce temps qui nous est volé, il nous souffle de croire en la puissance libératrice de l’amour sous toutes ses formes. « Écoute, tu n’as pas l’éternité pour toi, il te faut vivre et aimer tout de suite, ne te laisse pas dépouiller de ta maigre durée, ne deviens pas cette pure machine occupée à la richesse des autres. » Éd. Actes Sud, 128 p., 18,50 €. Élisabeth Miso
Lukas Bärfuss, Le carton de mon père. Réflexions sur l’héritage. Traduction de l’allemand Lionel Felchlin. Vingt-cinq ans après la mort de son père, Lukas Bärfuss ouvre le carton de bananes qui renferme les dernières preuves de son existence et qui l’a suivi dans tous ses déménagements. Le voilà donc qui se penche à nouveau sur le destin de ce géniteur dont il sait si peu de choses. Un homme issu d’une famille bourgeoise, criblé de dettes toute sa vie, qui a fait de la prison, a travaillé comme serveur dans des restaurants minables et est mort SDF à cinquante-six ans. L’auteur et dramaturge suisse, a failli lui aussi, dans sa jeunesse, sombrer comme son père, mais il a finalement trouvé un emploi de libraire puis a tracé son chemin dans la littérature. À lui seul, ce carton symbolise ses origines, tout ce qu’il a fui, la pauvreté dont il est parvenu à s’extirper. « (…) il m’était resté un résidu d’amertume, un goût dans la bouche, l’aversion des nuits froides, des humiliations, du mépris des gens, tout était là, vivant devant moi et en moi. Tu peux sortir le gaillard des dettes, mais elles ne quitteront jamais son esprit. » Le carton soulève des questions essentielles autour de l’idée d’héritage. Pourquoi la famille est-elle érigée comme le lieu de définition d’un individu ? Pourquoi nos sociétés occidentales sont-elles obsédées à ce point par les origines ? À partir de son histoire personnelle, l’écrivain zurichois déroule toute une réflexion sur notre rapport à la famille, à la propriété, sur notre devenir social selon qu’on est né ou pas au bon endroit. Il interroge aussi bien les principes de l’évolution posés par L’Origine des espèces de Darwin que notre monde actuel régenté par les seules lois de l’économie de marché, de la concurrence, qui prive de leurs droits les personnes non compétitives. Et s’inquiète de ce que nous léguerons aux générations futures, sur le plan environnemental et démocratique. « Je constatais une détérioration générale allant jusqu’à la faillite et, plus je voyais ma culture et mon monde chanceler, plus je me demandais ce qui pouvait être durable, ce qu’il valait la peine de conserver, et où résidait la vérité dans ces univers d’illusion et de mensonge. » Éd. Zoé, 128 p., 18 €. Élisabeth Miso