Lorsqu’elle reçoit, très émue, la Mention spéciale du jury du Prix Wepler-Fondation La Poste 2025, pour Tambora, Hélène Laurain résume en quelques lignes à la fois son émotion et l’intention de son roman : « rendre la texture d’un quotidien trop ténu pour être saisi ; faire voir l’ambivalence d’une mère face à son rôle si exigeant, solide tabou. Montrer un corps qui en porte d’autres, qui souffre ». Elle évoque la double catastrophe mise en résonance tout le long de Tambora : celle qui est « intime, invisible, silencieuse » – la perte d’un enfant avec une fausse couche – et celle qui est là, plus sourde, « globale » et qui suggère son titre au roman, fait référence au mont Tambora, un volcan situé en Indonésie sur l’île de Sumbawa, célèbre pour son éruption en 1815. Une tragédie si violente qu’elle a provoqué des tsunamis et des coulées de lave qui ont décimé des villages entiers et assombri la planète cette année-là. Et si la maternité était à l’image des volcans en éruption, cette puissance à la fois dangereuse et génératrice de vie ? « Chez moi, les femmes parlent de la vie de leur ventre. Elles ne l’évacuent pas d’un revers de main, ne pratiquent pas l’ellipse pudique, elles l’étalent aux yeux de tous. » La narratrice n’a pas peur de parler de la vie de son ventre, elle expose son corps, ses grossesses comme un terrain à la fois fertile et dangereux. Elle décrit surtout l’hôpital et le parcours des médecins, des secrétaires, des infirmières, « des manches rose, des visages masqués à l’envers », des salles d’attente, des Urgences, parce que tout peut exploser de bonheur ou disparaître et bouleverser la vie entière. L’écriture met à vif l’espace froid de la chambre, le bip régulier des machines, les gestes mécaniques du personnel et le corps tant de fois nu, humilié, jaugé, soupesé et le sentiment d’en être dépossédé. Elle raconte la langue glaciale, maladroite ou blessante du soignant, puis la peur qui tétanise, elle aussi. « Ils l’ont aspiré et jeté à la poubelle. Mon futur bébé. ». Tambora est à la fois une déclaration d’amour et un cri, et s’offre comme l’adresse d’une mère à ses deux filles. La première enfant est déjà là, présente, ancrée dans le réel du quotidien. Elle l’appelle la Grande petite. La seconde viendra un an après la fausse couche, noyau émotionnel du récit, entre douleur physique et vacillement psychique.
Le texte ne nous est pas raconté de façon linéaire. Il avance par fragments, par pulsations, comme si l’écriture suivait le rythme du corps, des contractions, des respirations courtes de l’attente ou du deuil ou de l’espoir. Comme de saisir la maternité dans son chaos réel : un territoire d’intensités contradictoires, d’amour aussi puissant que vulnérable. La jeune mère oscille entre l’amour inconditionnel pour ses filles « amples comme les villes » et la fatigue extrême, entremêle le présent et le souvenir. L’allégresse d’attendre un enfant et la terreur de le perdre. La narratrice hésite entre le désir de protéger et l’inquiétude du monde dans lequel elle vit, jusqu’au vœu d’enfant à nouveau : « Comme un reporter de guerre, ivre d’adrénaline, je veux retourner au front ». L’un des axes de Tambora tient sans doute dans le refus de l’auteure d’épargner le lecteur : pas de pudeur, pas d’idéalisation non plus. Elle met en lumière ce décalage entre la réalité corporelle – sang, douleur, cicatrices, fatigue, solitude – et la fiction sociale de la mère attendue : la mère parfaite.
Au centre du roman, elle place l’événement qui a marqué le monde en 1815–1816, « l’année sans été », et l’a plongé dans l’obscurité, comme si tout soleil avait disparu.
« Dès avril 1816, le climat mondial connaît des perturbations incompréhensibles. » Un climat dérégulé, imprévisible. Partout, des vies bouleversées, des récoltes détruites, des familles jetées dans la faim, les épidémies, le froid ou l’exil. « En Asie, il n’y a plus de riz ou presque ». Une nature qui se déchaîne, sans contrôle. « En avril 1815, un peu plus d’un an avant, avait eu lieu l’éruption la plus violente jamais enregistrée. » Et longtemps, rappelle la narratrice, on n'a trouvé aucune explication à cette année hivernale. Il a fallu un siècle pour comprendre que l’éruption du Tambora avait pu être responsable d’une obscurité durable qui transformait le paysage, bouleversait les repères humains et l’ordre naturel : la lumière, associée à la vie et à l’espoir, devenait faible et insuffisante. En juxtaposant un ciel assombri et un soleil impuissant, en l’associant à son drame personnel, l’auteure analyse comment un événement naturel prend une portée existentielle ; autant d’images, de résonances qui font écho à un drame intérieur. Son corps « tremble », « monte », « se fissure » comme la terre lors d’une éruption. « Les mauvais jours, je me dis que j’ai donné mon corps, j’ai donné mes muscles, mon image de minceur, j’ai donné mes seins, j’ai donné mes nuits ma passion, mon temps, mon identité de femme indépendante ». Traduisant l’expérience corporelle de la maternité – douleurs, pertes, intensités –, l’auteure vit des moments de brouillard psychologique où elle dit parfois ne plus voir clair dans sa propre vie. Elle tourne autour de cette année 1816… Dans les Alpes suisses enneigées, en plein été de cette année-là, et alors qu’il fait un froid inimaginable au sud du lac de Genève, trois jeunes intellectuels amis, installés dans leurs villas respectives, assistent à des tempêtes et à des avalanches de neige insoupçonnées, lisent et décident de se lancer dans un concours de nouvelles. Il s’agit de Lord Byron, Percy Shelley et Mary Wollstonecraft qui, plus tard, deviendra Mary Shelley. Mary Shelley a dix-huit ans. Un an plus tôt, elle a perdu l’enfant de quelques jours qu’elle portait de Shelley, marié. Ensemble, ils ont fui. Au bord du lac, ce soir-là, elle commence à imaginer Frankenstein, incarnant à elle seule la puissance créatrice née du chaos, de l’obscurité et de la peur, devant son amant, Percy Shelley, poète et sensible aux bouleversements du monde et de la nature, et Lord Byron, figure phare du romantisme anglais, dont le poème Darkness (Ténèbres) écrit en juillet 1816, J'eus un rêve, qui n'était pas tout un rêve/Le soleil brillant était éteint et les étoiles/Erraient dans les ténèbres, fait écho à l’obscurité provoquée par le Tambora.
Dans un autre moment emblématique du roman, l’auteure s’adresse directement à sa fille aînée alors qu’elle évoque la naissance prochaine de la seconde : elle lui explique qu’un bébé va arriver, qu’elle sera bientôt grande sœur. Il y a la peur de ne plus aimer assez, la peur de bouleverser l’équilibre, la peur d’imposer à son enfant une responsabilité lourde. Elle se demande comment partager l’amour, comment ne pas trahir celle qui est déjà là, comment accueillir un nouvel enfant, sans faire vaciller la première. En même temps, surgissent les inquiétudes environnementales, politiques, existentielles. Le procédé de l’adresse directe — très utilisé dans Tambora — place la fille aînée au centre du récit, preuve vivante du lien maternel. Parler à un enfant revient à tenter de mettre en mots ce qui résiste au langage : l’amour, la peur, l’avenir. Les mots alors disent que la maternité n’est pas une évidence des plus naturelles, mais un apprentissage fragile, fait de doutes, de deuils et de recompositions intérieures.
FloriLettres
« Tombora » de Hélène Laurain. Par Corinne Amar
édition décembre 2025
Articles critiques