La correspondance entre Stefan Zweig et Roger Martin du Gard, présentée par Jean-Yves Brancy, a ce remarquable privilège de constituer un témoignage extraordinaire de l’amitié intellectuelle et morale entre deux grands écrivains européens face aux catastrophes du XXe siècle. Regroupant une cinquantaine de lettres, elle met en lumière leurs deux sensibilités humanistes. Zweig (1881-1942) – écrivain autrichien d’origine juive – et Roger Martin du Gard (1881-1958) – romancier français, lauréat du prix Nobel de littérature en 1937 – partagent leur vision et expriment leur opposition aux totalitarismes montants en Europe. Leur rencontre est tardive et rare sur le plan personnel, mais elle s’épanouit dans l’espace de la lettre, tisse leur complicité discrète, faite d’estime réciproque et de confiance. Elle dit l’ardeur cosmopolite de Zweig face au réalisme critique de Martin du Gard.
Dans une introduction remarquable, intitulée « Affinités littéraires », Jean-Yves Brancy nous éclaire sur la vie des deux écrivains, leur personnalité, et souligne le milieu dans lequel ils ont grandi. Nés la même année, Roger Martin du Gard à Neuilly-sur-Seine, Stefan Zweig à Vienne, capitale de l’empire austro-hongrois, ils sont tous deux issus de milieux bourgeois : la magistrature et le secteur de la bourse pour le premier, l’industrie textile et la banque pour le second. Une enfance heureuse doublée d’une jeunesse dorée, où l’absence de soucis d’argent permettrait de laisser libre cours à une vocation future.
Dès 1931, leur correspondance est marquée par une admiration réciproque évidente. Dans une première lettre du 28 mars, Martin du Gard écrit à Zweig après un accident : « J’ai eu un grave accident d’auto le 1er janvier, et c’est seulement cette semaine, à ma sortie de la clinique, que je trouve chez moi les bonnes feuilles de votre Fouché… que j’avais acheté déjà, et lu, dans mon lit d’éclopé, avec un plaisir continu et une excitation intense. » Il ajoute : « Vous êtes, parmi mes contemporains, l’un des rares vers lesquels je me sens attiré par des sentiments spontanés et forts. » Une déclaration qui montre d’emblée ce que leur relation a d’affinité humaine, de respect, d’admiration. Quelques semaines plus tard, le 18 avril 1931, Zweig répond depuis Salzbourg : « Cher et grand Roger Martin du Gard, peut-être m’avez-vous jugé assez négligent de n’avoir pas répondu immédiatement à un mot si fraternel et si précieux comme le vôtre… Depuis dix ans je suis votre œuvre avec une admiration qui a eu grand tort de rester silencieuse. » Dès les premières lettres, un ton apparaît : Zweig est expansif, ardent, soucieux de bâtir des ponts entre les nations ; Martin du Gard, lui, est plus réservé, mais attentif et sincère. L’un admire l’engagement littéraire de l’autre dans Les Thibault, fresque où s’incarne l’histoire du siècle ; l’autre reconnaît à son interlocuteur une voix européenne et médiatrice entre les cultures. Zweig confie ses projets de biographies – Érasme, Montaigne – ces figures qu’il érige en modèles. Martin du Gard, de son côté, dévoile les coulisses de l’écriture des Thibault. Derrière les réflexions littéraires se dessine aussi cette interrogation plus grave : quelle est la responsabilité de l’écrivain dans un monde menacé par la violence ? Zweig, fidèle à son idéal pacifiste, croit encore à la possibilité de conjurer la haine par la culture, quand Martin du Gard semble moins confiant et lui oppose parfois une lucidité désabusée.
Zweig explique qu’il voyage beaucoup, suit ses intuitions, est impressionné par la portée morale et littéraire des Thibault et de l’ensemble de l’œuvre. Il écrit à Martin du Gard, depuis un train entre Toronto et New York, le 28 février 1939 : « On s’enivre ici de l’idée que l’empire hitlérien est miné et peut crouler à chaque moment si on lui donne un petit coup de pied. Moi je sais que dans la minute d’un danger national, il sera plus fort que jamais. Ah, mon ami, quel don fâcheux d’avoir les yeux clairs et de ne pas se laisser enivrer par des illusions, de ne pas confondre ses voeux avec les réalités ! »
Depuis la déclaration de guerre en septembre 1939, la France et la Grande-Bretagne sont officiellement en guerre contre l’Allemagne nazie. Les Français vivent une attente angoissante, marquée par l’incertitude. La correspondance prend un tour plus grave : Zweig est contraint à l’exil, à cause du nazisme, Martin du Gard lui, suit avec inquiétude ses déplacements. On lit le désarroi de Zweig devant l’effondrement de la civilisation européenne que Martin du Gard, qui garde un ancrage français, partage.
En 1940, Zweig est installé au Royaume-Uni, mais se sent déraciné, surveillé par moments par les autorités britanniques, suspecté du fait de son origine allemande.
Au tournant de 1939–1940, il publie ses grandes biographies littéraires, en particulier : Trois poètes de leur vie : Casanova, Stendhal, Tolstoï. En février 1940, Roger Martin du Gard écrit depuis Bellême, dans l’Orne, pour exprimer son enthousiasme à propos des biographies de Stefan Zweig, notamment sur Tolstoï :
« Il fallait beaucoup de courage pour reparler de Tolstoï, une fois de plus ; et j’avoue que je ne pensais pas apprendre grand-chose de neuf à vous lire. Je me trompais. » Il admire la capacité de Zweig à pénétrer la psychologie des grands écrivains et reconnaît leur intérêt commun pour la profondeur humaine, l’analyse des destinées individuelles. Les mots ont une tonalité chaleureuse. Il veut soutenir un ami dont il connaît la fragilité et le découragement – cela sonne d’autant plus bouleversant que l’on sait que Zweig finira par se suicider, deux ans plus tard, en 1942.
Lui, s’est retiré en province, est en relative sécurité, loin des combats. Son regard contraste avec celui de Zweig, beaucoup plus exposé aux bouleversements, de plus en plus isolé et fragile.
À l’automne 1941, Stefan Zweig, exilé au Brésil et déraciné, confie à Roger Martin du Gard sa fatigue et sa nostalgie : « Il est difficile de se concentrer en voyageant continuellement. Ce qui me manque surtout, ce sont mes livres ; j’ai laissé tout ce que je possède en Angleterre, et je vis, à soixante ans, comme un étudiant. » Le ton révèle la précarité matérielle et intellectuelle imposée par l’exil. Il a laissé ses biens et sa bibliothèque en Angleterre. Pour un écrivain passionné de livres et de recherches, c’est une perte incommensurable. À soixante ans, il doit reconstruire sa vie loin de ses repères, et malgré sa renommée.
Cette correspondance s’interrompt brutalement peu avant son suicide à Petrópolis, au Brésil, le 22 février 1942, geste ultime face à l’effondrement de l’Europe et à la victoire apparente de la barbarie. La dernière période des échanges laisse transparaître son sentiment d’isolement et de profonde inquiétude.
C’est aussi avec ces lettres le récit d’une amitié brisée par l’Histoire et l’idéal fragile d’une Europe humaniste : c’est le drame personnel d’un écrivain acculé au désespoir.
FloriLettres
Roger Martin du Gard, Stefan Zweig Correspondance (1931-1941). Par Corinne Amar
édition septembre 2025
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