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Muriel Pic, « Affranchissements ». Mention spéciale du jury 2020 Wepler-Fondation La Poste. Par Corinne Amar

édition novembre 2020

Articles critiques
photo de Muriel Pic par Emmanuelle Marchadour

Muriel Pic
© Emmanuelle Marchadour

Née en 1974, Muriel Pic mène des recherches poétique, critique et plastique, toujours basées sur des archives. Docteur de l’EHESS, elle enseigne actuellement à l’université de Berne et traduit de l’allemand. Principalement écrivain et critique littéraire, elle est aussi collagiste et vidéaste. Elle oriente résolument son écriture et ses productions plastiques vers le poème documentaire.
Elle est membre de la commission poésie du CNL.

France Culture - Muriel Pic, l'affranchie. Lundi 23 novembre 2020


« Comme beaucoup d’enfants, j’ai commencé à conserver des timbres découpés sur des enveloppes et des cartes postales, tout un paquet d’images miniatures sans valeur, un trésor de rien du tout. Sans doute cette passion se serait vite essoufflée et ma collection serait restée au point mort si Jim n’avait décidé de m’aider à l’entretenir. Il m’envoyait chaque mois de Londres quelques timbres parmi les dernières parutions britanniques, et je les attendais avec émerveillement. On ne se voyait pas souvent, peut-être une ou deux fois par an (…) »

Nous sommes dans l’histoire, le ton est donné, les personnages sont campés. Un jour de mars 2001, Oncle Jimmy est retrouvé mort dans une forêt au nord de Londres. L’auteure raconte dans ce récit à facettes multiples ce que fut l'existence de son grand-oncle anglais, né en 1923, à Menton, à l’Hôtel Bellevue que ses parents possédaient – du temps de sa gloire puis, de sa ruine ; Jim, devenu horticulteur à l'université de Londres, philatéliste, homme demeuré secret, avec une passion pour les timbres qui n’avait d’égale que celle pour les fleurs.
C’est l’histoire de cet homme dont la colonne vertébrale, sous l'effet d'une tuberculose osseuse attrapée enfant, l’avait, petit à petit, rendu bossu ; c’est le souvenir resurgi d’une relation tissée, subtile, avec sa petite-nièce à qui il avait voulu transmettre un peu de cette passion de la philatélie. Pourtant, ça commence par une lecture, celle d’un poète américain. Et une date. « 2000. En ouvrant Spring and All de Williams Carlos Williams, j’ai tout de suite aimé son désordre, sa manière inhabituelle de mettre les choses ensemble. Il me suffit de parcourir une strophe quelques phrases, la table des matières, pour me sentir profondément liée à ce livre datant de 1923. » 1923, jour de la naissance de Jim, et William Carlos Williams (1883-1963), poète, écrivain, critique, traducteur et médecin américain, référence majeure pour la narratrice. Quelques pages plus loin, c’est un long poème en anglais de plusieurs pages - aussitôt traduit – qui vient s’entremêler à cette lecture et nous invente Jim. Jim rides faster / in London Town / he crosses Russel Square / in Bloomsbury / sometimes through the rain / sometimes with icy hands / always with the beat of freedom / in every fibre of his being. // Jim accélère / dans les rues de Londres / il croise Russel Square / à Bloomsbury / parfois sous la pluie / parfois les mains gelées / toujours avec le rythme battant de la liberté / dans chaque fibre de son être.
Le jour de sa dernière rencontre avec Jim, alors qu’elle a rendez-vous avec lui dans un quartier de Londres, elle entre dans une librairie où elle achète un livre du poète William Carlos Williams, qui porte ce titre difficilement traduisible en français, Spring and All. Il fait beau dans Bloomsbury malgré l’averse, ce jour-là, « la température est fraîche, agréable », Jim porte son sempiternel imperméable, comme toujours trop grand – ça se voit aux manches – pour camoufler sa bosse. Il l’emmène dans un marché aux timbres. Elle veut lui donner ce livre qu’elle a acheté pour lui, et comme un acte manqué elle le garde pour elle – ultime signe d’une affinité tacite, trace ultime de leur dernier tête à tête. 
« C’était un homme des réalités les plus simples, des faits les plus élémentaires, un anachorète en pleine métropole qui avait besoin de peu pour vivre, mais se renseignait sur tout, lisait énormément, surtout de la poésie américaine, un ermite qui connaissait les horaires des trains comme le calendrier des plantations. Il avait la main extrêmement verte. (…) dégagé de tout amour et de toute ambition, il touchait à une forme de liberté. Je l’imagine entre Saint-François d’Assise et Williams Carlos Williams, parlant avec les fleurs, voyageant avec les timbres. » . La narratrice nous dit aussi qu’à cause de sa maladie, Jim passa une partie de sa jeunesse dans un sanatorium pour enfants en Suisse, que sa sensibilité, au contact de la nature, de la solitude, de la maladie, s’y est sûrement amplifiée, que ses parents sont morts tous les deux de la grippe espagnole. Plus loin, elle avoue ne pas savoir grand-chose de la vie de cet homme.
Des années après sa disparition, alors qu’elle retrouve cette collection de timbres dans un grenier en 2017, et ces « restes d’un monde en train de partir », Muriel Pic reconstitue et imagine la vie à partir des traces laissées – carnets, souvenirs, photographies, timbres, cartes postales, dessins, cartes à jouer, bouts de textes… Elle reconstitue et imagine des époques, des lieux traversés, des sensations.
Au cœur du récit, revient souvent l’idée d’affranchissement, titre donné au livre, comme le signe d’une fracture ouverte sur le visage d’un autre signe, métaphore postale de la liberté ou encore, du rôle joué par l’imagination dans sa construction. Jim, jardinier à l’Université de Londres, lecteur d’ouvrages d’horticulture, plantait des arbres fruitiers en suivant la méthode de l’affranchissement. Affranchissements ne peut pas ne pas faire penser, par sa construction, aux textes de l’écrivain essayiste allemand, W. G. Sebald (1944-2001) publiés aux éditions Actes Sud, et auxquels l’universitaire, critique et traductrice elle-même, a consacré un essai*. Prenons les plus connus, que ce soient Émigrants -– où le portrait de ces personnages silencieux, déracinés, fantomatiques dont la vie avait été brisée par la séparation, la mort, le mal du pays ; Les Anneaux de Saturne, à la fois journal de voyage et fiction, autobiographie et encyclopédie ; Austerlitz – ultime roman de Sebald ou l’exil à nouveau et l’existence de Jacques Austerlitz, émigrant, déraciné, érudit souffrant dans sa mémoire ; autant de textes qui interrogent ces rendez-vous secrets dans le passé, dans ce qui a été et qui est déjà en grande partie effacé, en allant retrouver des lieux et des personnes qui, d’une certaine manière, gardent un lien avec nous… L’auteur mêlait l’investigation et la réminiscence, collectionnant les documents (les photographies, les journaux) et les témoignages, laissant, avec empathie, affleurer le souvenir. Comme Sebald, Muriel Pic entremêle digressions historiques, poétiques, photographies d’archives en noir et blanc, publiques ou personnelles. Une soixantaine d’illustrations viennent égrainer le dessin de cette figure idéalisée de Jim accolée à des lectures, des poésies en anglais aussitôt traduites ; documents photographiques issus des archives familiales, schémas tirés d’un ouvrage de botanique, un plan d’un jardin ou d’un hôtel, le dessin d’une fleur, une carte postale... Des chapitres par dates parcourent le récit, qui se suivent sans ordre apparent ; 1840, 1719, 1927, 1965, et nous emmènent avec elles dans leur logique qui n’en est pas une. La narratrice évoque à nouveau le poète William Carlos Williams et nous confie qu’elle écrit avec Spring and All ouvert devant elle. Dans le récit, apparaissent les rimes de Stéphane Mallarmé. Enchevêtrement volontaire d’une forme littéraire qui parfois nous échappe, mais que l’auteure justifie en évoquant une « divagation documentaire » ou un peu après, une « poésie documentaire », pour donner voix à son récit.
L’écrivaine et critique littéraire, docteur de l'EHESS, professeur de littérature française à l’université de Berne, qui mène des recherches poétiques, critiques et plastiques, souvent fondées sur des archives, est aussi collagiste et vidéaste.
Elle rendait hommage déjà à Jim et à la philatélie dans une exposition au Centre International de Poésie, à Marseille, organisée autour de l'installation Uncle Jimmy, et intitulée « Désordres. Photomontages et collages, 2005-2017 » en juin 2018. Elle vient d’obtenir la mention spéciale du jury Wepler-Fondation La Poste 2020 pour Affranchissements.

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*Muriel Pic, W.G Sebald, L’image-papillon, suivi de W.G Sebald : L’art de voler, éd. Les Presses du réel, 2009


 

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