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Manchette, Lettres du mauvais temps, Correspondance 1977-1995. Par Gaëlle Obiégly

édition avril 2020

Articles critiques

Dans sa préface aux lettres de Jean-Patrick Manchette, l’écrivain Richard Morgiève se refuse, par modestie, à dire qu’il était son ami ; il dit qu’il était « juste quelqu’un à qui il parlait ». Donc quelqu’un de choisi, tout de même. Manchette écrit des lettres où il parle à tous, mais en s’adressant à une personne. Les destinataires ne sont pas nombreux. Il y a Pierre Siniac, le principal ; Antoine Gallimard, son éditeur, puisqu’à partir de 1970 il publie dans la Série Noire ; Paul Buck ; et les compagnons de route mexicains. Entre autres, mais ceux-ci ont retenu particulièrement mon attention parce que les lettres qui leur sont adressées ont l’air de conversations. On y entend, en creux, des gens qui ont des discussions. Le parler de Manchette est torrentiel. Il dit beaucoup de choses, pas de généralités, pas de platitudes. Il part toujours de lui-même, de son rapport au monde, qui est avant tout politique. C’est d’une intelligence extrême de bout en bout et jamais pédant. Jamais de bonnes manières, jamais d’affectations. Une politesse simple et sincère. Quand il s'agit d’œuvres, c’est-à-dire presque tout le temps, il développe, donne son point de vue généreusement. Et quand il s’agit de personnes, il est plus laconique. Moins enclin à faire part de ses jugements. Morgiève est qualifié d’extravagant. On n’en saura pas plus.

Manchette est né le 19 décembre 1942 à Marseille, dans la classe moyenne. À qui les lui demande, il communique des éléments biographiques précis. Il a fait des études. Il n’a pas de diplômes. L’esprit qui est le sien n’a pas à être validé, ni par l’université, ni par les instances culturelles. Il ne reconnaît pas les gloires littéraires du moment. Les recherches formelles de ceux qu’il appelle « les gugusses modernistes » ne font que « réchauffer des restes de Céline, de Joyce, de Dada. » Alors que les auteurs de polars, dit-il à Siniac, s’en tirent mieux en mélangeant toutes sortes de formes pour raconter de petites fables. L’intérêt de Manchette ne se porte pas sur les faits divers mais sur la politique. Et les histoires qu’il construit découlent de ce que lui inspire le monde. « Je démarre très souvent mes trucs avec un propos préexistant, un sujet à la mode : le terrorisme ; le kidnapping ; le malaise des cadres. » Il théorise à mesure qu’il raconte une histoire. Il a toujours été proche de la politique et particulièrement de la dissidence d’ultra-gauche. Ses idées, ses sentiments trouvent leur expression dans les romans noirs. Il les écrit, dit-il, pour divertir ses amis. Selon lui, le roman est fini. Manchette limite son ambition littéraire à fabriquer un divertissement et à le faire comme un métier, non pas en poursuivant un but lucratif, mais avec un certain savoir-faire.

À propos de L’Affaire N’Gustro, il dit à un journaliste du Figaro l’interrogeant sur son parcours, qu’il s’est fait prendre au piège de l’inspiration, ce qui a produit non pas un travail soigné ou un scénario mais un livre qu’il jugeait trop excentrique pour la Série Noire. Il faut faire avec ce que l’on a en soi, c’est sa conviction. Elle le rend très permissif vis-à-vis des adaptations cinématographiques de ses livres. Envers Philippe Labro, en particulier, qui envisage des changements au Petit bleu de la côte ouest et sonde son auteur avec inquiétude. Manchette « trouve que les cinéastes ont le droit de changer tout ce qu’ils veulent. Le fait qu’ils aboutissent généralement à de la merde est une question différente ».

Les retombées politiques de ses romans, lui donnent satisfaction. Des années après avoir écrit un roman sur un kidnapping anarcho-terroriste en France, il apprend que des jeunes extrémistes de gauche avaient lu son roman et en avaient discuté comme d’un texte théorique. Manchette en est profondément heureux. C’est un hyper intellectuel. Un ancien étudiant sans diplôme, comme il se désigne. Il pourrait « écrire des choses pas plus cons que des tas de chroniqueurs. Ça ne suffit pas à me démontrer que ça vaut la peine d’être écrit ». Le polar est la forme qui lui convient pour exprimer, avec de l’action, sa pensée sur le monde. Celle-ci est nourrie non seulement de lectures et de films mais aussi d’expériences et de réflexions. Il a eu une quantité d’emplois avant de devenir écrivain professionnel. Tout ceci, on l’apprend au fil des lettres. Il en découle un portrait complet.

Ce sont des lettres généreuses, des lettres où il se livre. C’est, au fond, comme une interview fleuve, où s’exposent des idées, des émotions, une gigantesque interview avec des interlocuteurs, des interlocutrices, qui varient. Il ne change jamais de ton ni de propos en fonction des destinataires. Il est toujours lui-même. Il n’a aucune haine, aucune gêne, aucune crainte. On voit vraiment l’âme forte qu’il est. Quand il parle de ses goûts, notamment, on perçoit la réflexion personnelle qui l’anime.

Il confesse au compagnon Siniac ne porter aucun intérêt pour la littérature de première classe de son époque, parce qu’elle ressasse les expériences formelles qui l’ont précédée. C’est la littérature de distraction qui a sa faveur. Pareil pour le cinéma. « Je préfère cent fois, platement, au cinéma, Marathon Man ou Jaws à Chantal Ackerman. » Manchette dit qu’il ne reviendra de grands écrivains qu’en cas d’effondrement de la civilisation car tout sera repris de zéro. Avec Pierre Siniac, ils s’écrivent beaucoup, « on bavarde quand ça nous fait plaisir ». Manchette l’invite à lui raconter sa vie dans ses prochains courriers, en feuilleton. Et dans d’autres lettres à d’autres destinataires, nous faisons connaissance avec l’entourage de Manchette. À Paul Buck, il parle de Siniac, le qualifiant de « vilain petit canard de la Série Noire », et donne son point de vue sur ses livres. Paul Buck est l’auteur de Honeymoon killers, publié dans la Série Noire. En raison de l’intérêt qu’il porte aux écrivains français des années 1970, c’est quelqu’un avec qui Manchette s’entretient à propos d’auteurs en vue de leur traduction. Lui-même, à côté de ses romans, s’occupe de traduire des livres américains en français. Il est devenu traducteur par hasard. Un vieux copain de lycée, dit-il, qu’il a revu dans la rue cherchait de l’aide. Et Manchette découvre avec joie, après une première collaboration, qu’il peut gagner sa vie ainsi. Il a sur la traduction des idées qui rejoignent le souci de ne pas ennuyer le lecteur qui façonne ses livres. Il estime qu’un traducteur a toujours raison d’arranger un texte pour en faciliter la compréhension. Bien des références dans un texte américain sont obscures pour un lecteur français, et « les notes en bas de page sont considérées comme un mal » dans la Série Noire. Le public visé doit être pris en compte par le traducteur. « Une traduction exacte risque de passer au dessus de la tête du lecteur ». Le travail du traducteur consiste aussi en une adaptation culturelle, c’est la position de Manchette. Le travail du romancier, c’est autre chose, mais il a la capacité de tout relier. Sa cohérence se manifeste au fil des lettres. Si bien qu’elles se lisent comme un essai où s’articulent culture et politique d’une manière véritablement personnelle.