Dans L’Homme sans qualités de Robert Musil, Ulrich, qui accueille sa sœur chez lui, entame avec elle une discussion dès qu’elle a posé ses affaires. Tout le propos d’Ulrich est porté par une seule question : Comment dois-je vivre ? Ce n’est pas exactement ce qui anime le nouveau livre de Judith Schlanger. Mais si l’on se pose cette question, comment dois-je vivre, n’est-ce pas pour faire coïncider la conscience et les circonstances, les faits, les décisions qui constituent notre vie ? Se demander comment dois-je vivre aurait-il pour effet de remodeler en permanence sa manière d’être au monde ? C’est une façon de considérer sa vie et soi.
Le nouvel ouvrage de Judith Schlanger se demande si ma vie et moi, c’est pareil. La philosophe s’exprime à la première personne du singulier, dès la couverture. Et c’est pour mieux parler de nous tous, êtres humains. Et ce je qui est le sien et qui est le nôtre est « un milieu vital qui déborde de très loin l’état civil et le corps. »
Le livre est composé de quatre chapitres où Judith Schlanger se déplace avec une souplesse de gymnaste. Les mouvements de sa pensée sont précis et toujours fluides. C’est d’ailleurs ce qui fait l’attrait de ce livre et des autres livres de l’auteure. Les questionnements sont originaux et indispensables ; l’expression est claire ; les exemples et citations sont approfondis. La philosophe ne s’adresse pas uniquement à ses pairs mais à tout lecteur, sans sacrifier la complexité de son propos. Au contraire, chaque page nous amène un peu plus loin dans la réflexion où nous la suivons activement.
Tout d’abord, on se demande qui peut juger de sa propre vie. Puisque désormais le destin des êtres humains s’incarne ici-bas, l’avis qu’ils portent sur leur existence est très important. Le Jugement dernier a été remplacé par le sentiment personnel vis-à-vis du cours de l’existence. Ce que l’on pense de sa vie, c’est le seul jugement qui compte désormais. Sauf, bien sûr, pour les croyants, soumis à d’autres instances.
Si le sentiment est le seul tribunal, comment organiser le bonheur pour tous ? Le bonheur étendu à tous est une idée, un projet politique qui émerge en Europe au moment de la Révolution française. Cela implique un certain type de société. Mais puisque la dimension subjective joue dans l’appréciation du bonheur, n’est-il pas vain d’en faire un objet collectif ? En effet, c’est la conscience du bonheur qui fait le bonheur. Les conditions peuvent être réunies pour rendre tout le monde heureux sans que le bonheur n’arrive. Une vie réussie, si aucune transcendance n’en juge, c’est la vie dont le sujet se déclare satisfait. Oui, mais selon quelle image de la satisfaction ?
Tout le premier chapitre se consacre à la question du bonheur. Et l’on verra que ses sources sont diverses. La vie heureuse n’est pas liée au seul hédonisme. Certaines personnes vont très tôt se définir, dès l’école, par la réputation, l’honneur, le regard des autres et de l’institution. D’autres sont portées par un désir de gloire, une volonté de se survivre, de marquer la mémoire. Ou encore, la vie réussie, ça peut être de se vouer à une cause plus grande que soi ; la patrie, la révolution, notamment. Bref, le sentiment de soi détermine les rôles que l’on veut jouer, la manière dont on doit vivre. Et ne pas y réussir ou y avoir renoncé engendre un mal être et l’impression d’un gâchis.
Il est probable qu’à notre époque, où la satisfaction hédoniste, le repli sur soi, prime sur l’idéalisme collectif, le bonheur soit plus accessible puisque moins ambitieux. Mais la générosité existe encore. Et comme le dit Judith Schlanger sacrifier sa vie pour une cause est une réponse à un besoin d’épopée personnelle. Se vouer à autrui, au bonheur d’autrui plutôt qu’au sien, aller vers une mort héroïque est une façon de vivre au plus près de soi-même.
Judith Schlanger regarde comment les optimistes du XIXème siècle ont espéré l’articulation de l’individu et du collectif. Et particulièrement du système de production et de l’accomplissement personnel. Marx et Fourier ont rêvé une société où chacun pourrait s’épanouir, se reconnaître dans son travail en se livrant à l’occupation qui lui convient. Ce serait ça, la liberté : faire coïncider les goûts et les taches à accomplir.
À l’opposé, les pessimistes constatent l’écrasement, la frustration, l’aliénation de presque tous les travailleurs.
S’il effectue ses tâches à contrecœur, le salarié peut espérer trouver un certain plaisir dans la consommation. Si ses revenus ne sont pas absorbés par les besoins essentiels, il pourra s’acheter des choses. Et y trouver un sentiment de réalisation active. Car il y déploie ses traits et ses goûts. C’est une forme d’expression. Elle satisfait celui qui s’y adonne et c’est en même temps un enjeu économique capital. La société occidentale repose sur cette activité passionnée. Si Judith Schlanger lui consacre une partie importante de son analyse, cela tient au fait que la consommation constitue un enjeu existentiel majeur. Dans un monde opulent, dit-elle, acheter c’est choisir, décider, acquérir, posséder, et c’est avant tout se rêver. Et se voir libre.
Dans la consommation, le sujet peut avoir le sentiment de se réaliser pleinement comme cela peut être le cas avec le travail, le dévouement à autrui, la mort héroïque, la quête de la gloire. Mais la consommation ne peut avoir lieu que dans un certain type de société. Une société qui vous incite à cueillir votre désir et n’a aucune attente sur la personnalité morale. Dans cette société, chacun, par ses achats, peut croire qu’il exerce sa liberté.
Mais la conscience se modifie tout au long de l’existence et la vie que l’on mène peut être modelée en conséquence. Ceci est montré dans le genre du roman de formation. Un personnage neuf va évoluer vers sa maturité en multipliant les expériences. Il se développe et s’approfondit au gré des circonstances. Elles ont pour effet de façonner la personne. Ce type de roman porte une vision éducative de la durée humaine.
Dans le deuxième chapitre, Judith Schlanger envisage les vies gâchées. Considérer sa vie comme gâchée est pour elle une des pires formes du mal. Qu’entend-on par vie perdue ? Là encore qui peut en juger ? Il s’agit d’un écart intérieur entre son expérience de vie et ce que l’on est vraiment. Le sentiment de gâchis découle de cette inadéquation entre les circonstances, les événements, et l’idée que le sujet a de lui-même. Il y a un dédoublement douloureux. Autrement dit : c’est mon expérience mais ce n’est pas moi et je ne suis pas réellement ça.
On peut ainsi se sentir en exil dans sa propre vie. Il arrive aussi que l’on inspire de la pitié, que l’on passe pour un déchet social alors que notre vie est guidée par un secret obstiné qui nous anoblit. C’est dans la conscience que se tient le bonheur ; le malheur aussi.
Dans le troisième chapitre, Judith Schlanger porte son attention sur ce qui constitue l’identité. Est-ce mon histoire de vie qui a fait de moi ce que je suis ? Comment suis-je devenu ce que je suis ? Toute vie n’est-elle pas un roman ?
Le récit biographique est une façon de faire connaissance avec un sujet. Ce n’est pas la seule. On peut aussi rendre compte de soi, comme Montaigne, non pas en déroulant les événements de sa vie, les enchaînements de faits, mais en se retirant dans un perpétuel présent. C’est alors une conscience qui s’exprime. Elle se concentre sur son point de vue moral dont elle ne cache pas les intérêts, les positions, les goûts, les futilités. Le soi peut être aussi passionnant, sinon plus, que la narration de sa vie.