FloriLettres

Le Journal intime. Histoire et anthologie

Par Olivier Plat. Édition février 2006

Articles critiques

C'est à un vertigineux voyage dans le temps auquel nous convie le Journal intime, Histoire et anthologie de Philippe Lejeune et Catherine Bogaert. Les deux auteurs nous retracent minutieusement l'histoire et l'évolution de la pratique du journal intime, de la fin du Moyen-Âge à nos jours, et analysent ce déplacement du collectif (livres de bord, journaux de voyages, livres de métier, livres de raison, chroniques historiques) vers l'individuel puis vers l'intime dont Benjamin Constant, pour qui le journal ne peut atteindre à la vérité que dans le secret, représentera à l'égal d'un Rousseau pour l'autobiographie moderne, la figure emblématique. L'arrivée du papier en Europe à partir du XIVème siècle permet le développement des écritures personnelles, « bouleversant le régime des écritures ordinaires dans l'administration, le commerce et l'Université ». L'ouvrage établit une concomitance entre l'invention de l'horloge mécanique, l'apparition des agendas et des calendriers annuels et l'émergence de la pratique du journal, la base du journal étant la date. Le temps est désormais mesurable et irréversible, sa représentation n'est « plus uniquement cyclique mais vectorielle, tendue vers l'avenir », il devient un facteur d'individualisation. On se délecte à lire les extraits de journaux dans l'anthologie qui nous est proposée dans la seconde partie du livre. Ils nous permettent de nous donner un aperçu de la diversité des styles de leurs auteurs – célèbres ou inconnus – et sont aussi une incitation à la lecture du journal dans sa durée, sa continuité, et pourquoi pas, à l'écriture de notre propre journal. Le lecteur plonge au cœur de la vie d'une petite collectivité au XVIème siècle, ou de l'enfance du futur Louis XIII. Il est soudain amené à dialoguer avec Dieu (le journal religieux est la première forme du journal intime), puis il se projette en ce 9 janvier 1663, témoin d'une querelle conjugale que nous fait revivre avec beaucoup de vivacité le grand diariste qu'est Samuel Pepys. C'est au plaisir du bien écrire que nous invitent ces écritures de l'ordinaire, à la manière dont la mémoire agence les mots, et restitue les faits, les sentiments ou les réflexions. Elles sont aussi la démonstration que tenir un journal n'est pas une occupation frivole ou passive, mais souvent une manière de résistance, de prise de conscience ou de ressaisissement de soi. On est admiratif des carnets de route de Gide, témoignage saisissant des méfaits de la colonisation française au Congo, touché par la terrible solitude de Dreyfus, envoyé au bagne en Guyane et loin des siens, on tombe immédiatement amoureux de la description qu'avec un luxe de détails et une finesse étonnante, donne d'elle-même Marie Bashkirtseff, on voit Victor Hugo acclamé par la foule en liesse, de retour à Paris après dix-neuf ans passés en exil, on est intrigué par cette phrase de Sartre : « Je ne veux pas être hanté par moi-même jusqu'à la fin de mes jours », qui vient à la suite d'une réflexion sur "la psychologie d'introspection" à propos de laquelle il exprime à la fois son dégoût et sa fascination, on vit le 29 mai 1944, jour du Débarquement, avec Marie-Louis Osmont, on partage les aphorismes du peintre Jean Hélion, ou bien encore on tombe sur ces lignes : « Pourtant il y a des jours où cette source de larmes qui monte dans notre cœur nous étoufferait si nous ne lui permettions jamais de sourdre au dehors. J'en ai laissé couler dans ces pages le flot amer, mais je ne veux pas que personne en soit éclaboussé, et je prie ceux qui pourront lire ces pages quand je ne serai plus là pour en défendre le secret, d'en respecter le caractère intime et confidentiel » provenant de deux carnets avec serrure trouvés dans le tiroir secret d'un meuble acheté par un ébéniste, qui nous dévoilent l'envers de la vie d'Alice de la Ruelle, 35 ans, épouse d'un colonel en garnison à Lunéville... Ce remarquable et passionnant travail de recherche, est aussi un très beau livre. De nombreuses reproductions nous donnent à voir les journaux dans leur matérialité d'objets, cahiers, albums, feuilles volantes, collages, dessins, graphie etc. On peut d'ailleurs se demander si les Blogs des journaux virtuels (plus de trois millions en France) parviendront jamais à supplanter le journal en tant qu'objet. Espérons que non.