Henry David Thoreau est l’homme d’une fameuse retraite, rurale, calme et paisible à laquelle il est souvent fait allusion dans ce volume de lettres. Elles sont écrites entre 1847 et 1854. Depuis le 4 juillet 1845, il vivait dans sa cabane de rondins construite au bord de Walden Pond. Il a bâti cette cabane sur un terrain de son ami et mentor Ralph Waldo Emerson avec lequel il échange plusieurs lettres dans ce volume, le tome II de la correspondance. S’adressant à un autre de ses destinataires importants, son disciple et ami Harrison Gray Otis Blake, il reconnaît être « un piètre épistolier pour ce qui est de la rapidité des réponses ». Mais on constate que plus la lettre est lente à venir, plus elle est consistante. Car il aura vécu en pensant plus longtemps à celui à qui il doit une lettre. Bien qu’il gagne sa vie notamment en exerçant le métier d’arpenteur, Thoreau ne s’en tient pas aux surfaces. Il réprouve les conversations creuses et inefficaces qui, selon lui, témoigne d’une vie qui a cessé d’être intérieure et personnelle. Les gens racontent des choses qu’ils ont lues dans les journaux ou qui leur ont été rapportées par d’autres lecteurs de journaux ou bien ils diffusent des commérages. Le London Times n’est pas l’une des muses, écrit-il à Harrison Gray Otis Blake. Dans le cas de Thoreau, c’est la nature qui est source d’inspiration tant pour la vie que pour l’écriture. Blake est le destinataire des plus belles lettres de Thoreau qui se montre sarcastique vis-à-vis des hommes qui font beaucoup de courriers. Le besoin de communiquer est toujours le signe d’un défaut de vie intérieure. On court « plus régulièrement & plus désespérément à la poste ». On distribue des courriers ; on gagne le monde entier ; on perd son âme. C’est ainsi que Thoreau considère la correspondance, sous l’angle de l’économie, de l’esprit et du cœur.
Les relations qu’il entretient avec les auteurs, autrices des lettres sont très diverses. Ce sont parfois des rapports commerciaux avec des clients qui lui passent commande d’une mission d’arpentage, avec des éditeurs, des directeurs de journaux ou des admirateurs de son œuvre, principalement de Walden ou la vie dans les bois. Lui, écrit à sa sœur, à ses amis, Emerson, Blake, etc. Il répond à des lettres qui concernent son savoir de naturaliste, ses connaissances géographiques. Il entretient aussi une correspondance administrative qui règle son emploi du temps de conférencier et les conditions de ses prestations intellectuelles. Car, comme d’Emerson, Thoreau tient à la transmission de son expérience dans la nature. Ses nombreuses conférences répondent à cette volonté didactique. Destinataires nombreux, sujets variés, mais c’est toujours le même homme qui s’exprime. On sent chaque fois sa personnalité solide, la fermeté de son caractère. La correspondance montre splendidement un homme aussi simple que hors du commun.
Au mois de février 1847, le naturaliste Thoreau répond à un certain Horation Robinson Storer qui lui a posé des questions sur les oiseaux. Storer a étudié avec Louis Agassiz, autre correspondant de Thoreau. Tous trois sont diplômés de Harvard. Storer a pris beaucoup de notes au cours d’une expédition dans le Labrador, celles-ci ont servi à un ouvrage sur les poissons de la Nouvelle-Ecosse et du Labrador. Storer deviendra plus tard un des premiers gynécologues des États-Unis. Gynécologue militant puisqu’il a tenté de décriminaliser l’avortement et prôné l’usage du chloroforme en obstétrique. Ces précisions à propos de ce destinataire montrent l’environnement intellectuel de Thoreau. Autour de lui gravitent des réformateurs, des activistes, des marginaux. Storer a sollicité Thoreau pour obtenir des œufs provenant des nids. Mais Thoreau est réticent à voler les nids, bien qu’il ait fait cela dans sa jeunesse pour constituer une collection. Il fait part du cas de conscience que cela représente pour lui désormais. De plus, aux alentours de sa cabane, les nids sont rares. Les oiseaux sont plus nombreux en rase campagne que dans les bois, tout comme les humains. Cette lettre, qui ne satisfait pas la requête de l’étudiant, est l’occasion de revenir sur ses propres chasses aux œufs quand il était lui-même sur le campus de Harvard. On le voit alors fouiller ce territoire en inspectant les cimes.
Et, quelques mois plus tard, dans une lettre à sa sœur Sophia, il expose ses vues du cosmos à la lunette astronomique. Cambridge vient alors de se doter d’un instrument phénoménal qui lui aura permis de voir jusqu’aux « montagnes sur la lune, les ombres dans leurs cratères ».
Après son exploration des forêts du Maine, Thoreau rédige un récit sur ce périple qu’il a fait durant quinze jours un an plus tôt. Il y fait allusion au début de cette lettre à Sophia, avant de lui donner des nouvelles d’un des personnages importants de la vie de Thoreau et de cette correspondance : Ralph Waldo Emerson. Ce grand penseur a navigué pendant vingt jours à bord du paquebot Washington Irving. Il a voyagé dans une cabine obscure avec « une serrure en guise de fenêtre ». Parti pour l’Europe, le père de la philosophie américaine s’éloigne à bien des égards de Walden et de ses forêts pour se retrouver au milieu des villes pleines d’artifices et d’étalages. En son absence, Thoreau séjourne chez Emerson, à Concord. Il prend soin de sa femme et de ses enfants dont il donne des nouvelles. Dans les lettres qu’il adresse à l’ancien pasteur qu’est son ami Emerson il lui arrive d’aborder l’universel, parfois même en vers. Mais, en général, ses lettres, quel que soit le destinataire, sont factuelles. La correspondance de Thoreau est très peu nourrie de métaphysique. Il ne s’attarde pas en réflexions sur le mode d’existence des choses abstraites, des êtres incorporels, des propriétés générales, ni sur la valeur de l’opposition entre le nécessaire et le contingent, l’essentiel et l’accidentel. Pourtant, les rares lettres où il s’engage sur ce terrain sont déterminantes. Elles ont la puissance de percées lumineuses dans une forêt où le ciel se manifeste. Mais on peut aussi placer l’étiquette « métaphysique » sur tout un ensemble de questions. Ainsi, la condition humaine et ses problèmes existentiels sont abordés à travers les lettres très diverses de ce volume de lettres dont les notes sont d’une érudition plaisante. On y parle aussi bien de botanique que d’argent, d’emploi du temps que de Dieu, de santé que de modalités d’édition. Malgré l’hétérogénéité des sujets et des correspondants, ce livre nous porte aux questions importantes de la philosophie. Qu’a-t-on en vue, exactement, quand on parle du sens de la vie ? Qu’est-ce qu’une vie bonne ou une vie réussie ? Que veut dire « être libre » dans un monde de part en part déterminé par la nature et la société ? De manière triviale ou avec des airs de sermon, ces problèmes soulevés par l’existence sont charriés par ce flot de lettres qui rayonnent autour de la figure de Thoreau. De temps en temps, son verbe est celui d’un prédicateur. « Si vous voulez convaincre un homme qu’il agit mal, agissez bien. Mais ne vous souciez pas de le convaincre. – Les hommes croient ce qu’ils voient. Alors, donnez-leur à voir ! » Comme si écrire des lettres lui servait aussi à préparer les nombreuses conférences où, de son vivant, l’écrivain fit connaître sa pensée.