Sur la couverture du livre, le nom de Marguerite Yourcenar accompagne son visage cerné de végétaux formant une couronne. La belle figure prend place parmi ces motifs auxquels sont joints, comme des attributs, stylo, livre, geisha, théière ; cela formule une existence. Il s’agit ici d’en donner les détails essentiels, ceux qui témoignent d’une manière d’habiter le monde. Une manière excentrique mais sans tapage. Un parcours guidé par le hasard en même temps que pensé. Un séjour sur Terre hautement vécu.
Dès l’abord, ce visage. Il est calme. Il est aussi plein de vivacité. Le regard droit et sans arrogance. L’ouvrage nous invite à suivre le parcours de Marguerite Yourcenar et surtout à la connaître .
Dès son enfance, elle a fait de nombreux voyages. Et, à 53 ans, elle se rend dans sa Belgique natale. Elle visite alors, pour la première fois, le cimetière où repose sa mère décédée quand Marguerite était un bébé. Cette tombe ne l’émeut pas plus « que celle d’une inconnue ». En cette année 1956, Marguerite Yourcenar est bien plus attristée par l’entrée des chars soviétiques à Budapest. Son naturel pessimiste prend le dessus. L’angoisse que lui inspire l’avenir la pousse à tourner son regard vers le passé et à porter son attention sur ses ancêtres belges et français, et à travers eux, sur le passé de l’humanité entière. À partir des années 1960, elle conçoit une trilogie familiale. Mais au delà de la clôture familiale, elle s’intéresse à la « pâte humaine » à laquelle elle se sent réellement appartenir. « Toute l’humanité et toute la vie passent en nous, et si elles ont pris ce chemin d’une famille et d’un milieu en particulier qui fut celui de notre enfance, ce n’est qu’un hasard parmi tous nos hasards ».
Sa vie, du reste, s’offre plus au hasard qu’elle ne découle de démarches. C’est une existence à la fois hasardeuse et pensée. À la fin des années 1940, elle s’est installée sur l’île des Monts-Déserts, aux États-Unis, guidée par un bon instinct. Elle se dit satisfaite seulement d’être à la campagne, et ce lieu qu’elle a pourtant intensément, poétiquement habité, n’est, dit-elle, rien d’autre qu’un des nombreux hasards de sa vie. Si elle semble avoir été déposée comme une feuille d’automne sur cette île américaine venteuse, elle s’y ancre. Une manière de vivre et de penser s’y développe, inspirée par une existence isolée, en marge de l’american way of life. C’est avec la nature, avec le paysage que Marguerite Yourcenar se lie et non avec ce pays où elle réside sans se sentir d’affinités avec la mentalité américaine. L’archaïsme, qui caractérise son mode de vie dont cette biographie richement illustrée nous montre les détails, se révèle aujourd’hui avant-gardiste. La préoccupation écologiste de notre époque est déjà celle de Yourcenar dans les années 1950. Petite Plaisance, où elle vit avec Grace Frick qui fut sa compagne pendant quatre décennies, est une sorte de chaumière. Marguerite Yourcenar aime les maisons en bois « parce qu’elles vivent, elles respirent. Elles sont plus vite froides et plus vite chaudes. Et puis, elles sont précaires. » Les nombreuses citations qui jalonnent l’ouvrage nous font entendre l’écrivain, et les images nous la présentent. La vie matérielle et la vie spirituelle, le détail et l’univers se voient unis par sa sensibilité aigüe. Malgré les apparences qui peuvent laisser croire qu’elle est indifférente, réfugiée dans une forme de superbe, comme elle le dit elle-même, Marguerite Yourcenar est, en réalité, une personne très attentive et « sensible au Rien et au Tout ». L’intérêt de cet ouvrage tient, entre autres, à nous la faire découvrir sous cet aspect. En 1981, elle déplore que les médias l’aient transformée en « une ennuyeuse et conventionnelle vedette ». Elle est alors devenue académicienne, la première femme élue à l’Académie française. Élection qui suscite de nombreux commentaires « presque toujours vains » et une controverse. Superstar des lettres dans les années 1980, son histoire a plutôt mal commencé. Sa mère meurt quelques jours après lui avoir donné naissance en 1903. Si la chambre où elle a vu le jour a quelque chose du lieu d’un crime, elle n’entachera pas l’élan vital de Marguerite qui, du début à la fin, portera l’existence à un très haut niveau. Outre sa gouvernante, Barbe, l’enfant vit parmi des animaux et auprès de son père, un dandy cultivé qui lui lègue le goût des voyages et des humanités. Elle mène avec lui une vie errante et insouciante. Elle n’est jamais allée à l’école. Des précepteurs lui ont appris à lire, à écrire, à calculer puis, très douée, elle s’est débrouillée seule. L’éducation paternelle aura consisté à lui faire partager la passion des textes et du beau. Cet environnement a favorisé la floraison de cette femme à l’esprit incontestablement libre qui sait que « Le conformisme est une misérable maladie parce qu’elle vous empêche d’exister. Les gens qui sont véritablement conformistes n’ont pas vécu. » Cet appétit de vivre et le soin qui lui est apporté, l’ouvrage de Ashmy Halley l’expose. Spécialiste de l’œuvre de Marguerite Yourcenar et ancien directeur de la Villa Marguerite-Yourcenar à St-Jans-Cappel, dans le Nord, il nous fait ici évoluer dans une vie matérielle toute empreinte de l’âme éclairée de cette femme de lettres. Pour elle, « L’important, c’est être, exister le plus profondément possible. » Cela consiste notamment à « connaître le monde, connaître les êtres, et peut-être les servir. » On la voit, ainsi, apporter à manger à ces êtres que sont les oiseaux, dont elle se dit « la servante ». Elle a installé des nichoirs dans le jardin boisé de Petite Plaisance. Tous les matins, à ces hôtes adorés elle offre graines, morceaux de pommes, raisins secs.
L’ouvrage, par un choix de détails biographiques, de citations, d’images, dépeint un style de vie où s’articulent l’esthétisme et la nature. La simplicité prônée par Yourcenar procède d’une personnalité subtile. Les photographies de son environnement en témoignent autant que la description des rituels du couple qu’elle forme avec Grace Frick. « Se lever le matin, descendre allumer le feu dans la cuisine, donner à manger aux oiseaux, regarder le soleil sur la terrasse, ce sont des rites, qui finissent par devenir tout à fait impersonnels. » Gestes, attention, convivialité, principes moraux s’unissent à chaque instant et distinguent le quotidien des deux femmes inséparables. Dès leur installation sur l’île des Monts-Déserts, dans les années 1950, elles ont conscience de la fragilité de la planète et vont s’employer à un mode de vie sobre. À cet engagement personnel s’ajoute un soutien actif aux premiers combats des activistes américains qui dénoncent le consumérisme et le capitalisme. Yourcenar fait part de son respect pour les hippies qui rejettent « la passion de croire qu’on est parce qu’on possède ». On peut voir dans sa manière de vivre l’expression d’un engagement politique. Elle met en pratique, à Petite Plaisance, des règles de vie, consignées dans ses carnets. Ce qu’elle applique à sa propre existence, elle souhaiterait que cela soit adopté par le plus grand nombre. Au fur à mesure qu’on progresse dans ce bel album, on est gagné par la philosophie de Yourcenar. Il se dégage, ainsi, de l’ouvrage d’Ashmy Halley une valeur politique. Cela tient à l’exposition d’une intimité, celle de Yourcenar dont l’engagement n’est pas discursif mais bien existentiel.
Achmy Halley
Marguerite Yourcenar - Portrait intime
Préface d’Amélie Nothomb
Éditions Flammarion, Hors collection – Biographies et mémoires
208 pages, 24 octobre 2018
Achmy Halley est spécialiste de Marguerite Yourcenar à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages. Ancien directeur de la Villa Marguerite-Yourcenar à Saint-Jans-Cappel, près de Lille, il lui a également consacré plusieurs expositions.
À lire, un entretien avec Achmy Halley à propos de son édition chez Gallimard de la Correspondance entre Marguerite Yourcenar et Silvia Baron Supervielle (FloriLettres, édition janvier 2010)