Le jury 2024 du Prix Wepler-Fondation La Poste a choisi de récompenser l’écrivain pour son roman Paris, musée du XXIe siècle - Le dix-huitième arrondissement, paru aux éditions de Minuit. Tentative réussie d'épuisement d’un arrondissement parisien par la méthode. On pourrait penser à un ovni littéraire par son contenu, sa singularité, la somme érudite des informations rassemblées sur 600 pages, mais il faut croire que Thomas Clerc se plaît à l’exercice méticuleux, historique de la description de rues.
En 2007 déjà, il choisissait de décrire le 10e arrondissement de Paris et faisait paraître Paris, musée du XXIe siècle - Le dixième arrondissement, annonçant ainsi son projet : consacrer à chaque arrondissement de la capitale une exploration au peigne fin de Paris, quartier par quartier arpenté et passé au crible. « Je pars de la rue du Faubourg Saint-Martin (1 885 x 20 m) mon centre de gravité. Sur la façade du 1, apparaît en lettres de métal CENTRE DE SANTÉ ; Un travelling arrière et le voilà métamorphosé en « marchand de vêtements pour enfants ». Comme un néon sur les murs d’une galerie, les mots brillent dans le vide, coupés de leur référence. Contact : j’accoste un client qui sort du magasin. Il n’a rien remarqué de spécial. » (1) Ainsi commence le roman.
L’auteur explique volontiers qu’avant de venir s’installer dans la rue Marc-Séguin, dans le 18e, en 2018, il habita pendant quinze ans le 10e arrondissement. Le 18e compte 425 rues, squares, places, avenues, cités, jardins, boulevards, impasses et passages, le 10e lui, en dénombre 155. En 250 pages cette fois-ci, l’auteur, de la même façon, va à la rencontre, flâne, pousse les portes, interpelle les habitants, les clients, invoque les immeubles, commente les travaux, se soucie des ravages de la rénovation urbaine dans son quartier –invasion des marques, diktat du mobilier urbain… En partant de son « centre de gravité », la rue du Faubourg-Saint-Martin – il adopte l’ordre arbitraire de l’alphabet, de la rue d’Abbeville à la cité de Wauxhall, signalant aussi bien la longueur que la largeur des artères. « Le contemplatif voit le détail, le mélancolique l’ensemble », note-t-il. Page 88, on est boulevard Saint-Denis, puis dans la proximité de la gare du Nord. « J’enfile le BOULEVARD DE DENAIN (110 x 30 m), large et court comme un monstre (…) ». « Vie antérieure : ce boulevard est autobiographique comme bien des abords de gare. J’ai été malheureux à fendre les rails au café La Consigne, le soir du 10 décembre 2001, une fois que Frédérique Aït m’annonça, au sortir du train, d’abord, qu’il fallait qu’on parle, puis qu’elle avait rencontré quelqu’un d’autre, et qu’enfin, c’était fini. Se faire jeter à La Consigne. Le jeu de mot résume la complexité douloureuse de la vie en une formule toute faite, il synthétise un monde d’affects pour en faire un pétard à destination d’autrui » (p.89).
Arpenter, documenter, écrire. Entre vérité et mise en scène. Où l’on reconnait, autant les références au Spleen baudelairien qu’à l’influence de Georges Perec – quoique, contrairement à Georges Perec, la marche selon Thomas Clerc, est la condition même de l’écriture comme expérience. « Je commence par le 10e simplement parce que j’y vis en ce moment, je ne comprends l’écriture que comme l’engagement d’un sujet qui cherche une méthode d’écriture », confiait-il, le 24 août 2007, dans un entretien pour Le Monde, avec le journaliste aujourd’hui disparu et regretté, Patrick Kechichian.
Dans un autre registre, mais selon un même format où il nous racontait en une déambulation immobile cette fois-ci une exploration littéraire de son chez-lui, Thomas Clerc, avec Intérieur, nous ouvrait les portes de son appartement et nous faisait un tour du propriétaire au sens propre. Il montrait son trois pièces parisien de cinquante mètres carrés qu'il disséquait pièce par pièce. (2). « Je suis parti d’objets, et je les ai ouverts à l’Histoire, à la sociologie, à la psychologie, aux souvenirs d’enfance ». À Nanterre, Paris X, où professeur de lettres, il faisait un cours sur Nathalie Sarraute et un autre sur la théorie littéraire, l’idée, petit à petit, de décrire l’endroit où il vivait, avait fini par le gagner. Guidé par l'auteur, on progressait lentement dans l'appartement, explorant tout dans les moindres recoins, du bloc WC parfum lilas dans les toilettes aux fils électriques entremêlés un peu partout. Intérieur ou l’état des lieux d’un écrivain bien chez lui, telle une extension de sa vie. « J’aime l’idée d’exposer mon appartement, j’invite le lecteur à entrer chez moi, je lui montre tout, très méticuleusement. Et en même temps, selon moi il n’est pas possible qu’il en sorte avec l’impression d’en avoir fini avec moi. Il ne s’agit pas de tout déballer, et pas non plus de ne rien dire ». Ainsi, de la même façon qu’il nous décrivait les rues de Paris belles ou laides, pauvres ou riches, bobos ou désuètes, il prend en compte les aspects petits ou déplaisants de la vie domestique : la tache sur le mur, le sol usé par endroits, l’appareil qui ne fonctionne pas, attentif à l’étrangeté du lieu traversé par des fantômes ou des spectres. « Il entre chez lui. Je pousse la porte avec ce pincement au cœur qui me saisit lorsque je rentre après 1 longue absence, 1 voyage : pourvu qu'il ne soit rien arrivé. La serrure « à l'italienne » avec fermeture à double tour (500 euros) n'est qu'un bricolage : la barre verticale qui s'enclenche dans les rivets n'a pas été correctement sciée aux 2 extrémités (…). Protection rudimentaire, qui pue l'amateurisme, 1 petite cale en bois coincée/vissée derrière la barre est censée la soutenir contre les assauts d'1 pince-monseigneur. J'ai laissé faire 1 spécialiste ; je ne peux pas dire que je l'ai regretté puisque le cambriolage dont j'ai été victime le 8 février 2006 s'est effectué non par la porte mais par la fenêtre du salon, contrairement aux statistiques : 80 % des cambrioleurs passent par l'entrée. » (3)
Après avoir exploré le 10e arrondissement parisien, ouvert les portes de son Intérieur en une tentative d'épuisement de son appartement, Thomas Clerc brouille un peu plus les pistes avec Poeasy, un genre inhabituel pour lui, le genre poétique, sous la forme du vers libre et du foisonnement. « Et ce sont des poèmes/qui sont venus me donner/la possibilité de fuir au bout/de trois ans passés dans mon appartement. » (4)
En 751 textes brefs classés par ordre alphabétique, de « A/R », pour « Aller-sensation/Retour-langage », à « Zoogramme », on retrouve le goût sûr de l'inventaire et de l’autoportrait fragmentaire. Avec Poeasy, il se plaît à mélanger les genres, alterner le français et l'anglais, les mathématiques et l’érotisme, la grande littérature et l’autobiographie, la politique et l’Histoire, des événements récents comme les attentats ou les bruits que fait le monde. « J'ai 50 ans de poèmes enfouis, cachés, pliés au fond des caves et des placards qui ressortent maintenant dans le plus simple appareil, nouveau-nés d'un nouveau-né ». Quand la poésie fait l’éloge de la liberté absolue qu’offre l’écriture !
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- Thomas Clerc, Paris, musée du XXIe siècle - Le dixième arrondissement, Gallimard L’Arbalète, 2007, p. 9
- Thomas Clerc, Intérieur, Gallimard, 2013
- Op. cité, p. 11
- Thomas Clerc, Poeasy, Gallimard, 2017