Depuis mars 2018, j’habite rue M.-S., dans le 18e arrondissement de Paris. Après le 10e arrondissement, si minéral, et la rue du Faubourg-Saint-Martin, où j’avais vécu quinze ans, j’éprouvai le besoin de déménager. J’avais envie de neuf, de nouveauté. Les déménagements rajeunissent, comme les décisions, pourtant je ne savais pas où je voulais vivre, dans ce Paris où j’ai toujours vécu. Sans attirance pour un quartier en particulier, je visitai donc un grand nombre d’appartements, des mois durant. Je me rappelais un ami qui avait acheté le premier appartement qu’il avait vu, à l’étonnement de l’agent immobilier qui connaît le caractère aléatoire de la pierre humaine. Pour ma part, j’ai visité 72 appartements avant de me fixer sur celui que j’habite et où j’écris ces lignes. Le chiffre 72 paraîtra sans doute disproportionné à la plupart des gens qui, comme l’ami que je viens d’évoquer, se décident vite en ce domaine ; mais je garde un sens de l’idéal qui me coûte. Au cours de mes plongées dans divers coins de Paris (hors le 10e, que j’avais épuisé) je trouvais toujours un détail qui freinait mon élan. Que choisir ? est le nom d’un magazine, c’était devenu la devise provisoire de ma vie. Les agents immobiliers me relançaient, je ne donnais pas suite. Parfois, je visitais un appartement, dépourvu de toute envie réelle de l’habiter, pour le simple plaisir devoir des lieux neufs, d’imaginer d’autres existences, sous l’œil soupçonneux d’un homme en costume gris qui me voyait dire « non » au bout de quelques minutes, sinon de quelques secondes. Puis, un beau jour, à la faveur d’une erreur de rendez-vous dans un immeuble de grande hauteur, les choses prirent une autre tournure ; j’avais passé ma vie dans des immeubles anciens, et pour la première fois l’idée d’habiter dans du moderne me séduisit. Vivre dans un immeuble des années 1970, ceux dont j’avais souvent fustigé la laideur dans mon livre sur le 10e arrondissement, où la rubrique AFS (à faire sauter) frappait avec trop de complaisance les immeubles nés, comme moi, dans ces années du modernisme triomphant, m’apparut soudain comme une conquête sur mon préjugé. Je fus saisi par la clarté de ces volumes qui résonnait avec mon désir d’espace. Le Corbusier n’avait-il pas décrit la devise de l’avenir mental et architectural soleil / espace / lumière ? Moi aussi j’avais besoin, comme tout le monde, de perspectives nouvelles. À peu près au milieu du gué de mes visites, je décidai de me fixer exclusivement sur des appartements construits entre 1950 et 1980. J’avais changé d’avis, une attitude mentale qui me correspond et fait souvent du bien.
Le désir de changement me poussait à partir du centre ancien du vieux Paris, que je connaissais trop bien. Si je devais m’installer dans du neuf, ou plutôt du semi-récent, pour employer le langage de la profession de marchand de biens, autant faire coup double et découvrir les régions du Nord de Paris. Je m’installai donc dans un 18e arrondissement entièrement vierge pour moi, à Marx-Dormoy, dans le quartier de La Chapelle ; je connaissais en revanche, depuis mon enfance, le 18e de Clignancourt, mes grands-parents Clerc ayant vécu rue Ramey de 1939 à 1990. Je n’ignorais pas les connotations de pauvreté, de saleté voire d’insécurité attachées à La Chapelle, mais je ne m’en souciais pas, a fortiori lorsqu’elles se trouvaient colportées par des gens qui n’y avaient jamais mis les pieds et qui habitaient sur la rive gauche ou dans les quartiers branchés ou bourgeois que j’avais connus et que je souhaitais quitter. Je dirais même que ces aspects de pauvreté, de saleté, de danger, m’attiraient parce que j’aime le côté louche des choses. Par une obstination caractéristique des natifs du signe du Taureau (qu’on veuille bien excuser cette croyance absurde qui recèle peut-être un fond de vérité), je m’accrochai à cette idée de fuite vers le Nord, que parmi mes proches, on accueillit avec scepticisme – comme si l’on savait ce qui nous pousse à changer de territoire. Je fus converti à la beauté locale un soir de printemps, sur le pont Riquet, qui surplombe majestueusement les voies ferrées, à cet endroit extrêmement large, et donne le sentiment exact d’un avenir et d’une amplitude qui n’existe guère à Paris, ville fermée, dense et resserrée sur elle-même. À travers le fin grillage du pont qui relie le18e au 19e arrondissement, mon regard scrutait les rails qui mènent de la prose à la poésie, et du XXe au XXIe siècle. Il était sept heures du soir. Le bleu pétrole du ciel, un vent fort, un air de grand large, presque maritime, s’empara de moi, sensation qu’il est aisé de se procurer en faisant l’expérience de cette traversée. Je fermai les yeux, et après une parenthèse de quelques mois dans le 14e arrondissement, je me retrouvais dans un territoire nouveau. Je respirais.
De la RUE MARC-SÉGUIN (405 × 12 m), le magnifique Dictionnaire historique des rues de Paris de Jacques Hillairet m’apprend qu’elle s’appela autrefois rue des Francs-Bourgeois, puis rue du Four – on est pourtant loin du Marais ou de Saint-Germain-des-Prés. Les rues changent de noms ; on se contente de changer de rues. Celles et ceux qui changent de nom sont plus radicaux que nous. Vie antérieure : ma mère, Jacqueline Bovar, changea, elle, de prénom : elle décida, en 1972, après sa séparation d’avec mon père, qui l’appelait Jacquie, de se faire appeler Barbara. Ma mère eut donc trois prénoms, en plus de « maman ». Signe : le quartier de La Chapelle est le 72e de Paris. La rue Marc-Séguin est elle-même composée de trois tronçons ; le premier part de la rue Cugnot jusqu’à la rue Pajol ; le dernier va de l’Évangile à La Chapelle, et celui du milieu, le mien, de Pajol à l’Évangile. Je me poste, pour commencer, à 320 pas de chez moi, devant l’immeuble du 1. Esthétique matérielle : deux plaques de rue sont posées sur la façade ; la plus haute est la plus ancienne, elle est légèrement brisée, la fente passant au milieu du U de « rue » et du S de « Séguin » ; la moderne, au-dessous, en tôle émaillée, n’apporte pas d’information neuve ; aucune des deux n’est surmontée du « 18e arrondissement », peut-être parce que le 18e arrondissement n’existe pas encore. Avant la construction des immeubles de la rue Cugnot, circa 1990, le bout de ma rue donnait sur le chemin de fer. De la rue au rail, on devait avoir la sensation d’une fuite possible. Bande-son : j’entends depuis ma chambre, le bruit des trains qui ralentissent. Quel impact sur les rêves ? Un gros chantier frappe, du 3 au 9, le foyer africain qui fait honte quand on passe devant, avec sa façade saumon périmé et ses 150 fenêtres grillagées contre lesquelles s’empilent des balais-serpillières. Ce foyer, où des Maliens vivent à plusieurs dans chaque chambre, est actuellement divisé en deux parties : l’ancienne, vétuste, vit ses derniers moments ; la nouvelle, en briques blanches, est une BAC (belle architecture contemporaine) flambante. La collocation des deux corps de bâtiment crée un contraste éloquent ; entre celui qui va mourir et celui qui vient de naître, je prends le parti, comme tout le monde, de celui qui vient de naître.