Thomas Clerc, né en 1965 à Neuilly-sur-Seine, est un romancier, essayiste, poète et universitaire. Il est agrégé de lettres modernes, docteur en lettres et maître de conférences en littérature contemporaine à l'université Paris-Nanterre 2. Thomas Clerc développe une écriture introspective. Il se fait connaître en 2005 en publiant une biographie de Maurice Sachs, intitulée Maurice Sachs le désœuvré, dans laquelle il explore le mythe de cet ancien compagnon et assistant de Cocteau. Ce premier succès est suivi par plusieurs autres œuvres marquantes, dont Les Écrits personnels (2001), un essai sur la difficulté de définir l’autobiographie...
Vous avez reçu le prix Wepler Fondation La Poste 2024 pour Paris, musée du XXIe siècle, le dix-huitième arrondissement, publié chez Minuit depuis la rentrée. Que représente pour vous cette distinction littéraire dont on a fêté la 27e édition en novembre à la brasserie Wepler ? (Brasserie citée précisément pages 459 et 536 dans votre livre au moment où il est question de la Place Clichy.)
Thomas Clerc : Je suis très fier et très heureux d'avoir reçu ce prix ! D'excellent.es consœurs et confrères m'ont devancé, tels que Marcel Cohen, François Bon ou Lucie Taïeb, pour citer trois écrivains que j'admire et que j'aime parmi tant d'autres récipiendaires. C'est un prix de très bonne qualité littéraire, et qui récompense des auteurs et autrices qui comptent. Ce qui est amusant, c'est que les prix plus anciens ou plus « légitimes » sont devenus, avec le temps, beaucoup moins exigeants.
En 2007, vous aviez publié Paris, musée du XXIe siècle, le dixième arrondissement. Comment est venue l’idée de ce projet d’écriture, de cette description ambulatoire qui offre dix-sept ans plus tard un nouvel opus ? Aviez-vous une intention claire dès le départ ?
T.C. : Je voulais faire un deuxième volume dans la mesure où ayant déménagé, il me semblait que le 18e arrondissement, où j'habite depuis 2018, m'offrait la possibilité de se faire saisir à point par un homme de 60 ans, après avoir décrit le 10e alors que j'en avais 45. J'ai laissé une bonne période s'écouler, et probablement y aura-t-il un autre intervalle de temps entre le 18e et l'autre arrondissement (je ne vous dis pas lequel car je ne le sais pas encore !) Mon intention était simplement de faire un autre volume, de tenter d'honorer ma promesse de décrire tout Paris.
Quelle méthode avez-vous adoptée pour saisir l’environnement urbain, collecter des faits ? Enregistrements ou prise de notes en marchant ? Et combien de temps s’écoule entre la promenade et l’écriture ?
T.C. : J'ai mis trois ans à écrire ce texte, vu la taille du 18e. Il me fallait procéder en trois temps : documentation, déambulation, écriture, les trois phases s'interpénétrant en permanence. J'écris sur un carnet (clairefontaine) en marchant, puis je rentre chez moi, après la déambulation, et j'essaie d'écrire en laissant le moins de temps possible entre la marche et le rendu. Ça permet une certaine fraîcheur dans l'énonciation.
Votre périple est agrémenté de références littéraires, culturelles, historiques, sociologiques… Est-ce que ces références adviennent au cours de la marche et de la prise de notes ou au moment de la composition du manuscrit, de l’avancée narrative après réflexions et recherches documentaires ?
T.C. : Les références viennent s'ajouter au cours des promenades ; il y a des choses que je savais déjà plus ou moins bien (la Commune, par exemple) mais vous vous rendez compte que cette histoire est en fait mal connue dans le détail, par exemple que les derniers combats à Montmartre ont été menés dans le creux de la rue Myrha par le général polonais Dembrowski, ça je l'ignorais… On se documente puis les gens vous apprennent aussi des choses au cours des promenades et quand ils savent que vous faites un livre sur le 18e, ils me donnent des informations. Quelqu'un m'a dit après coup « mais tu ne parles pas de Nicole Notat ! Elle habite (ou habitait) rue Pajol ! » Que pouvais-je en savoir ?
Vous mêlez humour et amour du détail, de l’observation, des faits et répondez avec malice justement, page 73, à la question de l’élaboration de ce livre, en le comparant aux cinq étapes d’un chantier devant lequel vous passez…
T.C. : Oui, ce chantier énorme (construction d'immeubles + roissyrail) rue de l'Evangile, va durer au moins dix ans. J'aime bien comparer le travail littéraire à celui de l'architecture, dans les deux cas c'est de la « longue haleine ». Les métaphores du chantier et de l'écriture se font un bon écho, je trouve.
Dans votre discours de réception, vous disiez que, dans une première version du livre (le dix-huitième), vous aviez « entamé votre odyssée par l'Ouest de l'arrondissement en commençant par la Place Clichy et son Wepler, vous déplaçant vers l'Est … ». Finalement, vous avez changé l’ordre des quartiers, pour quelle raison ?
T.C. : Mon éditeur, Thomas Simonnet, m'a dit qu'il fallait que je commence le texte par la description de mon quartier et de ma rue (Marc Séguin) car ainsi on voyait mieux l'ancrage autobiographique du texte. Il a eu parfaitement raison. Le livre, de ce point de vue, est un montage, car il se termine par le début (chronologique) et commence par la fin. J'avais commencé mon quadrillage par l'Ouest du 18e car je découvrais ce coin, éloigné du mien, que je connaissais assez mal. J'avais déjà été, comme tout le monde, au Wepler, mais je me rends assez peu du côté de la Place Clichy.
Comment définiriez-vous votre livre ? Peut-on dire qu’il s’agit d’un journal articulé autour des lieux – quartiers et rues – qui remplacent les indications temporelles d’usage ?
T.C. : J'hésite moi-même sur son genre ! Je dirais qu'il s'agit d'un documentaire subjectif, mais ce n'est pas là un genre littéraire admis. Tant mieux, j'aime assez le fait d'échapper à un genre particulier. Pour moi la littérature est avant tout invention, et non reproduction de règles. Il y a en effet une dimension « journal » (j'écris du reste un journal intime depuis 1987…)
Des « Bornes », en italique, dont on retrouve à la fin du livre un index, ponctuent la déambulation, arrêtant le mouvement de la marche dans l’espace : « Incident », « performance », « Bande-son » etc. Une manière d’entremêler plusieurs éléments structurant le récit ?
T.C. : Ces « bornes » (référence au jeu des mille bornes de mon enfance, peut-être) sont essentielles car elles structurent le récit et lui donnent un rythme, par leur répétition aléatoire. Elles mettent au jour mes obsessions (il y en a presque 100) et permettent de relancer le récit en l'organisant ou en feignant de l'organiser.
Lorsque vous arpentiez les rues, avez-vous pensé à l’écrivain suisse Robert Walser, pour qui écrire et marcher étaient indéniablement liés, ou encore à George Perec pour sa façon de consigner à la fois le connu, le hasard, l’ordinaire, l’imprévu, l’infra-ordinaire ?
T.C. : Perec, évidemment, est une référence majeure pour moi depuis toujours (n'oubliez pas que j'ai vécu dans son immeuble, 5 rue de Quatrefages Paris 5e, de 80 à 88, quand il avait lui-même déménagé les dernières années de sa vie, rue Linné, à quelques pas… !) J'admire beaucoup par ailleurs Robert Walser pour son écriture dépouillée et étrange à la fois mais je le connais assez mal.
Quelques mots sur le titre que vous avez donné à votre livre : Paris, musée du XXIe siècle ?
T.C. : C'est un oxymore : Paris est vivant mais c'est aussi un mythe ; j'écris au présent (j'essaie) tout en tenant compte de l'épaisseur historique de la ville. Cette ville est un musée à ciel ouvert, dont j'essaie avec d'autres, de me faire le guide…