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Germaine Tillion : Portrait. Par Corinne Amar

édition octobre 2024

Portraits d’auteurs

« Des mois, des années de captivité, dans la solitude de la mort, c’est une méditation de l’abîme probablement plus intime que celle des cloîtres. » (1) Dans les jours qui suivirent son retour du camp de Ravensbrück en Allemagne, et sa libération par la Croix-Rouge suédoise, en juillet 1945, ayant perdu tous ceux qu’elle aimait – dont sa mère, assassinée au même camp – ayant retrouvé sa maison vide, pillée, l’ethnologue Germaine Tillion (1907-2008), abandonnait la recherche ethnologique pour se consacrer à l’histoire du passé récent et aux longues études sur la résistance et la déportation. Dans Fragments de vie, un recueil de ses textes rassemblés et présentés par l’essayiste sémiologue, Tzvetan Todorov, celle qui fut l’une des premières résistantes en France, raconte les grands événements de sa vie d’ethnologue et d’historienne, ce que fut la Résistance, ce que fut la déportation : l’horreur des camps quand on y était précipité, la faim, les tortures, la perspective de la mort, les visions et l’odeur de ces « deux énormes flammes du four crématoire qui brûlaient jour et nuit en sur combustion, cette charrette de cadavres avec leurs bouches ouvertes… » ; elle raconte comment « comprendre » l’aida à vivre et à travailler jusqu’à la fin de sa vie. « Comprendre est une joie en soi, peut-être parce que comprendre ce qui vous écrase est en quelque sorte le dominer », écrivait-elle dans le tome 2 de Ravensbrück – une conclusion à laquelle l’avait menée l’expérience du camp.

Germaine Tillion naît en 1907 à Allègre, une petite ville en Haute-Loire. Elle est bourguignonne par son père, auvergnate par sa mère et grandit dans un milieu intellectuel bourgeois, aimant, catholique. Son père, juge, meurt d'une pneumonie en 1925 laissant sa femme Émilie s’occuper seule de leurs deux filles adolescentes, Germaine, l’aînée, et Françoise. Étudiante, Germaine s'intéresse à la préhistoire et à l'archéologie, à la psychologie, avant de suivre les cours d’ethnologie de Marcel Mauss à la Sorbonne, à l'École des Hautes Études et au Collège de France. Il l’oriente vers le monde berbère. En 1934, à l’aide d’une bourse, elle part pour le Sud algérien en première mission d'étude scientifique au cœur de l'Aurès, auprès de nomades très pauvres qui n’avaient jamais vu de Français. Elle passe six années sur cette terre montagneuse pour étudier les populations berbères Chaouïas, à quatorze heures à cheval de toute civilisation.
De retour d’une de ces missions, Germaine Tillion assiste, en juin 1940 à la débâcle des armées françaises, à Paris. À l’écoute du discours du Maréchal Pétain à la radio, elle est prise d’une envie de vomir. Elle refuse aussitôt la politique de collaboration, cherche autour d’elle comment « faire quelque chose ». La première résistance en France naît sous la poussée spontanée d’individus qui lui ressemblent, écrit Tzvetan Todorov, dans Germaine Tillion, La pensée en action (2), l’un des nombreux textes qu’il lui consacre.
Face à l’Occupation, elle ne peut rester les bras croisés, elle rejoint dès juin 1940 la Résistance et s’implique activement dans les activités de plusieurs groupes dont le réseau du Musée de l’Homme fondé par Boris Vildé (1908-1942), Yvonne Oddon (1902-1982) et Anatole Lewitzky (1901-1942). Elle y joue un rôle déterminant, mettant en relation les uns et les autres. Elle expliquera plus tard sa décision d’entrer en Résistance par l’agression privée dont son pays était victime, bien au-delà de considérations politiques.
La police allemande repère son existence, des traîtres parviennent à s’infiltrer au sein du réseau. Plusieurs membres de la cellule du Musée de l’Homme sont arrêtés une première fois. Une seconde dénonciation a lieu et dix d’entre eux sont condamnés à mort : sept hommes fusillés, trois femmes en déportation. Germaine Tillion qui avait agi pour les en sortir et avait elle-même échappé à ces arrestations renforcera son rôle auprès de la Résistance. Par son métier, sa formation d’ethnologue, elle pensait tous les êtres humains égaux ; entrée dans la Résistance, elle comprend que tous les êtres ne se valent pas. À l’annonce des exécutions de proches dont elle a vainement sollicité la grâce, elle éprouve ce qu’est la souffrance et ce qu’est la responsabilité de ce qui advient aux autres : « Soutenir une thèse morale, assis dans un fauteuil, en buvant une tasse de thé est une chose, c’en est une autre que de se dire que des êtres vivants – heureux, entourés de familles qui les aiment – vont subir la vraie mort, après la vraie torture, parce qu’ils vous ont écouté, vous et vos édifiantes raisons. » (3)
Août 1942 : elle est arrêtée dans la rue par la police allemande, trahie par un prêtre français qui se faisait passer pour résistant. Elle sera détenue pendant plus d’un an dans les prisons françaises, à la Santé et à Fresnes.
Dans ses Fragments de vie, l’ethnologue relate comment le directeur de l’établissement pénitentiaire à Fresnes l’autorise pendant « sept ou huit mois de détention […] à tenir [s]es manuscrits dans [s]a cellule et à continuer [s]on travail ».
Puis, elle est déportée en Allemagne, au camp de femmes de Ravensbrück, le 31 octobre 1943. Là, elle saisit immédiatement ce qui s’y passe, frappée au visage par ce qu’elle a appelé « l’haleine du camp ». Parce qu’elle considère que la compréhension lucide des événements aide l’humain à appréhender l’inhumain, à mieux se défendre et libère de l’angoisse, elle décrypte dans ses carnets de notes le système criminel concentrationnaire, relève tous les éléments susceptibles d’informer le monde extérieur, analyse les ressorts et les logiques internes de Ravensbrück. Elle écrit, dans Ravensbrück que pendant « la dernière période du camp, celle de l’extermination méthodique, [elle a] tenu au jour le jour un agenda des faits les plus essentiels [qu’elle] n’osai[t] plus confier à [s]a mémoire » (4). Elle partage les résultats de ses analyses avec ses codétenues. « En t’écoutant, nous n’étions plus des Stücks, mais des personnes ; nous pouvions lutter, puisque nous pouvions comprendre. » Ces mots que Geneviève de Gaulle, autre déportée, adresse à Germaine Tillion disent beaucoup de ce que cette dernière représenta en tant que passeur. Geneviève de Gaulle-Anthonioz fut, au camp, une grande amie de Germaine Tillion. Cette préoccupation de sauver des vies, fut pour l’une comme pour l’autre essentielle, « absolue », dans la suite de tout ce qu’elles avaient vécu comme déportées. Elle rappelle qu’une étroite solidarité entre détenus était la première condition de la survie : « Si j’ai survécu » écrira plus tard Germaine Tillion dans Ravensbrück, « je le dois à coup sûr au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes et, enfin, à la coalition de l’amitié. »
Elle est libérée le 23 avril 1945 par la Croix Rouge suédoise.
Dix ans plus tard, elle retournait en Algérie, pour savoir ce qu’il en était du sort des populations civiles dans les zones où le soulèvement avait éclaté deux mois plus tôt, notamment dans les Aurès. « J’ai connu le peuple algérien et je l’aime ; il se trouve que ses souffrances, je les ai vues, avec mes propres yeux, et il se trouve qu’elles correspondaient en moi à des blessures. C’est parce que toutes ces cordes tiraient en même temps, et qu’aucune n’a cassé… ». Ainsi, s’exprimait Germaine Tillion, le 11 mars 1964, dans le journal Le Monde, pour rappeler sa foi profonde en l’humanité.

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(1) Germaine Tillion, Fragments de vie. Textes rassemblés et présentés par Tzvetan Todorov, Seuil 2009, Préface p. 13
(2) Tzvetan Todorov, Germaine Tillion, La pen­sée en action, Textuel, 2011
(3) Germaine Tillion, Fragments de vie, op. cité p.247
(4) Germaine Tillion, Ravensbrück, Seuil, 1999