Les conditions idéales de Mokhtar Amoudi
© Gallimard
Prix « Envoyé par La Poste » 2023
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L’époque fut douce jusqu’à mon retour de Vendée. Au camping, avec mes copains éphémères, on apprenait la vie aux grenouilles, appuyant sur leur glotte pour qu’elles recrachent leur estomac. On se frottait parfois, on s’aimait bien entre garçons. On visita aussi une église, chez Jésus. Les gens le priaient tristement mais je m’y sentais bien, ça apaisait mes cauchemars, ravivés par l’histoire de la dame blanche. J’avais demandé qu’on y retourne. Mais mon prénom posait problème, il n’était pas fait pour Jésus, pour nulle part d’ailleurs. Je ne le trouvais ni dans le calendrier, ni à la boutique de souvenirs où je l’avais cherché sur les bols et les porte-clés. La vendeuse en était certaine, ils ne m’avaient pas.
Après la colonie, j’ai cherché Nicole, en vain. Le cancer l’avait eue. Jessica devint mutique et le chagrin de Delphine, une montagne infranchissable. Moi je ne compris que plus tard, au cimetière.
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Quand on a été abandonné une fois, on se dit que ça ne pourra plus arriver, que jamais on ne se permettra de vous la refaire. Mais un adulte, c’est capable de tout.
À la fin de la primaire, juste avant d’entrer au collège pour lequel j’avais de grandes ambitions, on mangeait dans la cuisine. Depuis des mois Delphine ne disait plus rien, toujours plus mutique, dévastée par le décès de Tatie Nicole. Tandis que je m’amusais à gober une seconde glace, les lèvres dégoulinantes de vanille fondue, elle nous annonça la nouvelle : elle se débarrassait de nous, on devait partir. Jessica devint jaune, puis verte.
Delphine n’en pouvait plus ; de sa mère qui ne reviendrait pas et de nous qui l’empêchions de vivre sa vie. Même nous déposer à l’école le matin devenait difficile.
Alors on a comploté pour continuer l’aventure. Jessica y croyait : « On peut faire de la place dans notre chambre, comme ça si on a encre un frère il aura son lit. » Elle proposa même de dormir sur le canapé ou d’aller en demi-pension pour ne pas se faire placer ailleurs. Mais notre vie appartenait aux autres et le départ était inéluctable.
Nous avons passé, chacun de notre côté, une bonne partie de l’été à visiter des familles et des foyers voulant bien nous accueillir pour le reste de notre vie. Un chauffeur de l’assistance venait me chercher deux fois par semaine pour que j’aille constater la maison d’autrui. C’était la première fois qu’on me désirait autant.
Madame Davert me présentait sous mon meilleur jour ; sans cauchemars, ni ami imaginaire. J’ai pas tenté de dire la vérité, content d’entendre ma présentation. Je les laissais ensuite discuter des modalités, allant inspecter ma future chambre, les jouets et les livres.
La famille Hubert m’attirait, je dois dire. Non en raison de ses qualités humaines, mais d’abord parce qu’elle était française ; j’ai refusé les familles africaines. Et j’aimais déjà leurs deux filles, magnifiques. Elles me firent oublier Delphine et Jessica.
Ma mère refusa cependant les Hubert, qui habitaient dans la lointaine campagne francilienne. Madame Davert, paniquée par l’urgence et encore plus pressée de partir en vacances, nous fit comprendre que le temps allait trop vite et qu’il fallait que ma mère se décide. On a donc pris la famille suivante. J’avais pas du tout choisi la maison de Madame Khadija, mais c’est là que j’allais échouer.