Elle avait affectionné de façon presque obsessionnelle l’idée d’un livre autobiographique où elle aurait consigné « tout de sa vie et de sa carrière », privilégiant son enfance. Elle y pensa longtemps, signa souvent des contrats auprès de plusieurs éditeurs depuis les années 1975, mais jamais ne les honora. Celle qui, née en 1928 à Paris, commença sa carrière comme comédienne de théâtre avant de se tourner vers le cinéma dans les années 1950 et disparut en 2017, à l’âge de 89 ans, fut une actrice et une artiste iconique. Rieuse et tendre : voilà comment François Truffaut décrivait celle qu’il dirigea deux fois : dans Jules et Jim (1962) puis, dans La Mariée était en noir (1968).
Le 5 octobre prochain parait chez Gallimard, et soutenu par la Fondation la Poste, Jeanne Moreau par Jeanne Moreau : des textes – confidences au magnétophone, fragments épars sur sa vie ; des souvenirs égrainés lettre par lettre, sous la forme d’un Abécédaire ; sa correspondance : les missives ardentes d’amour qu’elle envoya à l’écrivain Roger Nimier (et qu’elle signait Jeanne Jeannette) ou au metteur en scène allemand, Klaus Michael Grüber, qu’elle commençait par Klaus Michael, (mon) Amour ou encore, au styliste Pierre Cardin qui n’aimait pas les femmes mais l’aimait, elle ; celles, d’amitié, qu’elle reçut de ses amis – Pedro Almodóvar, Louis Malle ou Yves Saint Laurent ; Delphine Seyrig, Florence Malraux, François Truffaut ou Agnès Varda. L’ouvrage est parcouru de photographies déjà connues ou inédites, de famille, d’enfance ou de tournage, de portraits lumineux du visage de Jeanne dans la maturité de sa vie.
Créé après le décès de l’actrice, le Fonds Jeanne Moreau pour le théâtre, le cinéma et l’enfance ouvrit ses archives et rendit possible la publication d’une telle édition, choisie et présentée par l’historien de la littérature, critique de cinéma, Jean-Claude Bonnet.
Si elle fut « la part la moins célébrée de sa vie » et la moins facile, elle aima son enfance à Vichy et dans la campagne. Elle aimait celle qu’elle appelait Mémé. « Août. Le mois d’août était au cœur de mes vacances scolaires. Du 14 juillet à la fin de septembre, j’étais à Saint-Maurice-près-Pionsat, dans le Puy-de-Dôme. J’ai vécu les plus beaux étés de mon enfance dans l’auberge d’une cousine éloignée de mon père, Julienne Pasquier que j’appelais Mémé. » [1]
La mère de Jeanne était anglaise et danseuse – Jeanne raconte comment, enfant et de santé délicate, elle voyait sa mère danser devant elle pour qu’elle consentît à manger ; son père, français, était restaurateur. Ses parents tenaient un hôtel dans la fameuse ville d’eau, les temps étaient difficiles pour la famille. Ses parents avaient des problèmes d’argent et des problèmes d’amour, Jeanne grandit dans une atmosphère de dureté et de chagrin. Elle entendait souvent parler de la guerre. Son père avait été gazé pendant celle de 14-18, et plus tard, ce fut la menace de la suivante. Lorsque la famille déménagea à Paris, dans le quartier de Montmartre, ils vécurent au cinquième étage d’un hôtel de passe, au milieu des prostituées affectueuses avec Jeanne, et de leurs clients.
« Antigone. Un dimanche après-midi en 1944 [Jeanne a 16 ans], au printemps. Je suis assise dans la pénombre du théâtre de l’Atelier, au premier du dernier balcon, je tremble.
Cette représentation théâtrale, je l’ai volée, avec la complicité de ma mère. J’ai failli ne pas arriver à temps. Mon père m’interdit le théâtre ; gérant de nuit à la brasserie Boudon, il se refusait à faire sa sieste habituelle, finalement, il s’est endormi d’un coup, en lisant son journal. Jacqueline, Huguette et Simone, mes amies de collège, m’attendaient sur la petite place vide, les spectateurs étaient déjà installés. » [2]
Elle comprit alors qu’elle allait engager toute sa vie ce dimanche de cette année 1944 : elle allait devenir comédienne, « pour transmettre la beauté ravageuse de la vérité. ».
Jeanne débuta sa carrière au théâtre, passa par le Conservatoire, puis par la Comédie-Française, puis encore par le TNP de Jean Vilar, où elle joua aux côtés de Gérard Philipe dans Le Cid. Le théâtre lui fut un exutoire pour se libérer de son enfance marquée par le délitement social de sa famille et l’autorité de son père.
Vers le milieu des années 50, elle rêva de faire du cinéma, mais les cinéastes n’aimaient pas son physique qu’ils trouvaient asymétrique et cerné. Jusqu’à ce qu’elle croise Louis Malle (1932-1995), et la rencontre fut déterminante pour l’un comme pour l’autre. Elle tournera avec lui Ascenseur pour l’échafaud (1957), un film en noir et blanc, dans le rôle bouleversant d’une femme errant la nuit dans les rues de Paris à la recherche de son amant, et sur une musique envoûtante de Miles Davis ; puis Les Amants, (1958) et plus tard encore, Viva Maria (1965). Quand il tourne Ascenseur pour l’échafaud, Louis Malle a vingt-cinq ans et c’est son premier long-métrage. « J’avais une peur bleue des acteurs, tout simplement parce que je n’avais pas l’habitude d’avoir affaire à eux. Et s’il n’y avait pas eu Jeanne Moreau, qui m’a incroyablement aidé dans les deux premiers films que j’ai tournés avec elle… […] Il m’a fallu plusieurs films pour apprendre à connaître les acteurs. » [3]
Elle tourna de nombreux films, alternant rôles secondaires et principaux, jusqu’à ce qu’elle rencontrât les jeunes réalisateurs de la Nouvelle Vague. Après Louis Malle et François Truffaut, ce fut Roger Vadim et Les Liaisons dangereuses, Michelangelo Antonioni et La Notte, Joseph Losey avec Eva. Plus tard, ce sera Orson Welles avec Le Procès, Falstaff, Une histoire immortelle, The Deep/Dead Reckoning, Jacques Demy et La Baie des anges, Luis Buñuel avec Le Journal d’une femme de chambre…
Sur les photographies on lui voit le regard et le sourire éclatant d’emblée, on la voit mordante et douce, émotive, amoureuse, belle, tragique et gaie, comme dans ses lettres d’amour.
Lettre de Jeanne à Klaus Michael Grüber. « Paris, le 26 décembre 1986 8h20
Mon amour Klaus Michael (…) Hier, jour de Noël, jour paisible, sombre, le jardin mouillé, les oiseaux transis, quelques graines et du pain trempé. Des visites amicales. Un peu de travail. En fin de journée, les téléphones d’amis d’Amérique et d’ailleurs. La pomme de terre à l’ail – la tartine et la marmelade. Une nouvelle de Tchekhov avant de m’endormir avec toi. Ton corps me manque, ta voix et tout le reste. À cause de ton absence, je porte en moi la paix et la déchirure, le désir et le contentement (…) » Klaus Michael Grüber fit jouer à Jeanne Moreau le rôle principal dans Le Récit de la servante Zerline de Herman Broch au théâtre des Bouffes-du-Nord en 1986, puis dans plusieurs villes de France ; à Paris de nouveau, à l’automne 1987 au théâtre de l’Atelier, et l’année d’après, au théâtre Mogador et à l’étranger. Ce fut pour Jeanne une aventure théâtrale et amoureuse bouleversante, comme le montrera la cinquantaine de lettres qu’elle écrivit au dramaturge entre novembre 1986 et janvier 1988 dans lesquelles elle signait – entière en amour comme au théâtre – À toi je donne tout. Je t’aime infiniment. Your woman. Jeanne
(1) Jeanne Moreau par Jeanne Moreau, avec une préface de Rebecca Marder, édition présentée par Jean-Claude Bonnet, Abécédaire, Antigone, p.48, Gallimard 2023.
(2) op., cité, Abécédaire, Août, p. 49
(3) Serge Toubiana, La Cinémathèque : Hommage à Jeanne Moreau, dans une rétrospective consacrée à l’actrice, en 2008.