Dans le journal de Hélène Hoppenot, l’année 1945 commence ainsi : son mari est déprimé. Le diplomate Henri Hoppenot est invariablement nommé par son initiale H. De 1945 à 1951, sous les dates se succèdent des notations sur divers petits faits, contrariétés, rencontres, conversations, événements de portée historique. Et, dès le début de ce troisième tome du Journal d’Hélène Hoppenot dont les deux autres ont paru également aux éditions Claire Paulhan, un dîner de famille est consigné. Au cours de ce dîner, Violaine, leur fille, s’est montré acerbe envers ses grands-parents paternels. Eux-mêmes n’ont jamais été sympathiques envers Hélène Hoppenot ; pour autant, elle réprouve le comportement de sa fille. Il est aussi question du départ compliqué de H. pour Paris. Nommé ambassadeur par le Général de Gaulle, il quitte New York pour regagner l’Europe. Les combats se déroulent alors sur le front de l’Est. « Les Russes s’emparent de Varsovie. Mon cœur éclate de joie », note Hélène Hoppenot le 17 janvier 1945. Elle écoute les conversations des hommes, la complainte d’Alexis Léger, alias St John Perse. Elle regarde les femmes ; l’allure très recherchée de Jacqueline Breton dont « les ongles sont vernis en bleu ciel de la couleur de ses yeux ».
Dans son Journal, Hélène Hoppenot nous fait vivre l’histoire diplomatique et politique dont elle est contemporaine. Dans ces années d’après-guerre, la vie intellectuelle touche celle de la politique. C’est pourquoi ce troisième tome du Journal accueille dans les mêmes proportions des personnalités politiques, des écrivains et des artistes. Cette édition a été établie par Marie-France Mousli qui l’introduit par un texte contextualisant les notes prises par l’épouse d’un ambassadeur. La rareté des problèmes diplomatiques entre la France et la Suisse lui permette de se consacrer à établir des relations intellectuelles et artistiques auxquelles les Hoppenot s’emploient conjointement.
En Europe, en 1945, s’ouvre une longue période complexe au cours de laquelle s’opèrent des changements majeurs. Les grandes figures du monde intellectuel de l’époque, André Malraux notamment, se trouvent mêlées à celles du monde politique. Au début de 1948, on voit, par les yeux de Hélène Hoppenot bien sûr, André Malraux plus occupé de politique que de littérature. Le couple Hoppenot, installé à Berne où Henri a été nommé ambassadeur, est en relation avec l’éditeur Skira dont les bureaux sont à Genève. C’est par son intermédiaire que Hélène est informée des projets de Malraux qui, en tant qu’auteur du Musée imaginaire, figure au catalogue de cet éditeur de livres d’art. Skira a édité également une revue, nommée Labyrinthe. André Malraux aurait aimé que cette publication perdure pour la mettre à la disposition du RPF, Rassemblement pour le peuple français, créé par le général de Gaulle en avril 1947. Ce parti s’apprête à venir au pouvoir, selon une conversation de Malraux et son éditeur. Cette notation, brève, mérite d’être commentée parce qu’elle est représentative de la diariste. Tant sur le fond que sur la forme. Car on assiste, à ses côtés, à l’association du monde politique et intellectuel, diplomatique et artistique, caractérisant cette période d’après-guerre où la société se reconstruit avec de nouvelles personnalités, de nouvelles forces. Mais aussi, notation représentative formellement, car Hélène Hoppenot, ici, comme tout au long du troisième tome de son Journal, fait un usage important du discours direct. Nombreuses sont les citations, donnant à entendre des conversations qui, la plupart du temps, ont lieu à l’ambassade ou à l’occasion de réceptions. Les guillemets et les italiques signalent l’insertion des propos de toutes sortes d’interlocuteurs et d’interlocutrices. De Henri Hoppenot, bien sûr, à Mary Reynolds, pour ne mentionner que les plus fréquents, les plus proches. H., qui participait à cette conversation au sujet de Malraux désireux de faire de la revue Labyrinthe un outil politique, se demande « comment mêler la politique à l’art ». Faire de l’art un outil au service de la politique n’est pas un partenariat heureux mais il se pratique ; Henri Hoppenot feint-il de l’ignorer ?
À l’inverse de cela, Hélène Hoppenot manifeste une curiosité affectueuse pour des artistes irrécupérables ; Brancusi, notamment. Mais aussi, entre autres, Marcel Duchamp. À cette époque, Duchamp est pauvre. Exilé aux États-Unis par peur d’un « putsch communiste » en Europe, il essaie de donner des leçons de latin, de français, d’échecs pour subvenir à ses besoins. Il peine à trouver des élèves. Le magazine Vogue lui commande une couverture et une fois l’image réalisée la lui refuse parce que cela risque de déplaire à ses lectrices et à l’Américain moyen. C’est André Breton qui achète le collage. Il en a demandé le prix à Marcel Duchamp, « pour toi, cinquante dollars ». Breton lui en a envoyé « trois cents, bien qu’il ne soit pas riche ». Les petits faits biographiques concernant les artistes dont elle est contemporaine abondent dans le Journal. Tantôt ils lui ont été rapportés par des connaissances, tantôt elle en a été témoin. Il est évident qu’elle éprouve une fascination pour ces personnages en marge qu’elle peut pourtant fréquenter par le biais d’institutions culturelles ; maisons d’édition, musées, galeries. Son goût, cependant, ne se porte pas seulement sur les anecdotes de la vie des artistes. Elle achète des œuvres, un tableau de Juan Gris notamment, mais aussi de Picasso auquel elle rend visite dans son atelier au « désordre surhumain, aux vitres poussiéreuses » de la rue des Grands Augustins à Paris. Sans doute Picasso, lui, ne craint pas l’éventuelle invasion des communistes, tandis que Breton éprouve, selon elle, « une grande peur des communistes ». Son ami Éluard se voit reprocher ses tendances communistes par la presse qui, en même temps, accueille sa poésie avec enthousiasme. La visite que fait Hélène Hoppenot à Picasso est une nouvelle occasion pour elle d’évoquer Violaine, un des personnages importants de ce Journal. Les relations familiales sont souvent ambivalentes et le journal est un carnet où l’on s’épanche. La fille unique est l’objet de maintes notations qui font état d’un caractère difficile, « grossissant le moindre incident ».
Fille de Henri Hoppenot et de Hélène, Violaine habite chez eux puis à San Francisco et ailleurs. Ils se fréquentent directement ou bien au travers d’une correspondance. Les apparitions de Violaine dans ces pages sont toujours porteuses de complications. L’enfant terrible du diplomate donne raison à l’adage « les cordonniers sont les plus mal chaussés ». Ainsi, Henri Hoppenot, en ce début de guerre froide, a plus de mal à établir des relations harmonieuses avec cette jeune femme, semble-t-il, qu’à gérer les tensions entre les communistes et les capitalistes.
Certes, l’après-guerre voit monter le drapeau rouge et nombre d’Européens vivent dans la peur des communistes, dont le régime soviétique est un représentant sanguinaire, mais de l’autre côté de l’Atlantique on fait un commerce de tout, on vend des bébés. Hélène Hoppenot raconte sa lecture d’un article du Washington Post à propos d’un marché noir et de spéculation financière opérées par des « baby brokers ».
Jour après jour, Hélène Hoppenot relate la division du monde engendré par la Seconde Guerre mondiale. Mais, surtout, dans son Journal, elle retient les propos tenus en sa présence, principalement sur la vie diplomatique, croque avec précision l’allure des personnes observées, poursuit en solitaire des discussions politiques, chronique la vie culturelle en donnant la part belle à la singularité des artistes.
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Hélène Hoppenot, Journal 1940-1944. Par Gaëlle Obiégly | Fondation la Poste