FloriLettres

Gustave Flaubert, « Salammbô ». Par Corinne Amar

édition novembre 2021

Portraits d’auteurs

« Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir », écrit Gustave Flaubert (1821-1880), ce 18 mars 1857, à l’écrivaine et grande lectrice angevine, Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (1800-1888). Il a trente-cinq ans et il est devenu célèbre – jusqu’alors, inconnu – grâce au procès pour « outrage à la morale et aux bonnes mœurs » que lui valut Madame Bovary, et qu’il a gagné. Salammbô (1862) est son deuxième roman – six ans après Madame Bovary – ou l’attraction fatale entre Salammbô, princesse carthaginoise, jeune vierge et prêtresse de Tanit, et Mâtho, chef des Mercenaires révoltés contre l’opulente Carthage. Depuis longtemps, Flaubert rêve d’« une grande machine antique ». Il finit par se fixer sur Carthage. Dégoûté de son époque embourgeoisée et plus qu’agacé de sa proximité sept ans durant avec Madame Bovary, il a probablement un désir de fuite, lorsqu’il se décide à entamer la rédaction de Salammbô, cette fameuse année 1857. Il s’y prépare – ce sera un roman historique – mais il piétine, un voyage sur les lieux peut seul lui communiquer le souffle, l’ivresse, l’inspiration palpitante qui lui manquent.
Au printemps 1858, il quitte Paris, et c’est donc le grand départ pour Carthage (avril-juin 1858). Dans ses Appendices de « Salammbô », on trouve ces fabuleuses notes de voyage :
« Lundi 12 [avril 1858]. Au chemin de fer, marin ; – Mes trois compagnons, bêtes de nullité. (…) – La nuit est belle et les étoiles brillent, je fume et je refume en retournant en moi toutes mes vieilleries. (…) Je m’empiffre à Valence, avec rapidité et délices. Ma joie de voir des montagnes et le Midi. – À Avignon, des sorbets à la glace. – Mes trois compagnons se sont changés en trois autres plus supportables. – Marseille. La mer bleue ! Omnibus. Deux vieilles dames. (…)
Vendredi midi, embarquement. Le navire roule, engourdissement et mal de tête. Le soir, la lune se lève, mince et recourbée comme le patin d’une Chinoise ; il fait froid, je rentre me coucher. » [1]
Cette fuite trouvera son aboutissement au IIIe siècle avant J.-C., dans une Carthage pour une grande part imaginaire, alors que la ville est menacée par une invasion barbare. Il prend des notes, il se documente, a recours à « des voyageurs modernes » ou à ses « souvenirs personnels » quand les textes manquent pour construire son roman.
La seule figure féminine importante du roman est Salammbô, fille d’Hamilcar et interdite – diablement exotique, parce que distante et inaccessible – placée au centre du récit. Chacune des figures masculines importantes entretient un rapport particulier avec elle : Mâtho, à la tête des Mercenaires, qui la désire passionnément – et qui en mourra – de la même façon qu’elle est attirée par lui, tel une force magnétique ; Hamilcar, qui entreprend une guerre contre l’armée barbare pour la venger ; Spendius qui se sert de cela pour inciter Mâtho à la révolte. Salammbô devient la métonymie de Carthage tout entière, et semblable à la déesse de la lune, protectrice de la ville et des naissances, Tanit. Ainsi, ce passage dans l’ultime chapitre du roman, Mâtho, à l’heure du festin qui illumine la ville et ses convulsions, à quelques heures de l’atroce fin pour lui, déchiqueté par la foule, et de sa mort à elle, dans une douloureuse agonie d’impuissance : « Ayant ainsi le peuple à ses pieds, le firmament sur sa tête, et autour d’elle l’immensité de la mer, le golfe, les montagnes et les perspectives des provinces, Salammbô resplendissante se confondait avec Tanit et semblait le génie même de Carthage, son âme corporifiée. »

En 1862, l’année des Misérables de Victor Hugo, la parution de Salammbô, « roman carthaginois », furieux théâtre du désordre des passions humaines, mêlant le politique, l’érotique et le religieux, déclenchera un autre scandale, mais celui-là, voulu et programmé par Flaubert – quoique fébrile de l’accueil des critiques.
Le roman, aujourd’hui encore, subjugue par son exotisme, la multiplicité des peuples présents, le foisonnement de termes archaïques, la puissance du désir, la violence de l’histoire ; le roman séduit par son étrangeté hypnotique : Salammbô ou l’invitation à l’ailleurs, cet ailleurs qui va chercher plus loin, creuser si profondément qu’il se révèle d’autant plus puissant qu’il est inaccessible…

L’action se déroule dans une civilisation disparue ; anéantie par Rome après la troisième guerre punique, Carthage a laissé peu de documents de son histoire. Bien qu’il se soit inspiré de multiples ouvrages, ait lu jusqu’à s’infliger « une indigestion de bouquins », Flaubert a dû réinventer l’environnement carthaginois ; il n’est ni historien ni archéologue, mais un grand romancier, et joue – voilà tout le paradoxe – de cet effet de réel. Flaubert sait qu’il veut faire de Carthage une peinture « aussi vivante qu’un village normand », même s’il s’inquiète de la psychologie de ses personnages : « Ce n’est pas une petite ambition que de vouloir entrer dans le cœur des hommes, quand ces hommes vivaient il y a plus de deux mille ans »...[2]

Si Salammbô est une histoire d’amour et de désir – Mâtho est captivé par Salammbô, la Carthaginoise, il veut détruire Carthage, mais en même temps, il veut préserver Salammbô – éblouissant de spectacle, c’est aussi un récit sanguinaire, exacerbé jusqu’au fantastique par la vision du corps sans plus de forme humaine de Mâtho, dans l’horreur de son agonie. « J’éventre des hommes avec prodigalité, je verse du sang. Je fais du style cannibale », confiait l’auteur. Et le supplice de Mâtho, ce déchirement intime, est d’une cruauté sans pareille.[3] « Il arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô était penchée sur la balustrade ; ces effroyables prunelles la contemplaient, et la conscience lui surgit de tout ce qu’il avait souffert pour elle. » [4] Il meurt sous les yeux de celle qu’il désire le plus au monde. Madame Bovary avait épuisé son auteur, à vouloir montrer l’horreur de la réalité quotidienne et la sottise de ses semblables, il voulait à présent s’éprendre de ce qui en était à l’opposé, dans sa vérité singulière, étaler la violence de ses semblables, leur férocité, leur avidité de requins et leur lâcheté.

Il est une exposition grandiose à avoir vue au Musée des Beaux-Arts de Rouen et aujourd’hui déplacée au Mucem à Marseille, Salammbô, Fureur ! Passion ! Éléphants ! – Du roman culte à l’exposition, qui retrace la genèse, en illustrations et en textes, de Salammbô, confie à des artistes – de la fin du XIXe à nos jours – de s’emparer du sujet qui les fascine ; et il est son catalogue, à avoir entre les mains, tout aussi grandiose – haut format à couverture jaune d’or où les syllabes du nom, Salammbô, se découpent, l’une derrière l’autre, en caractères noirs [5].


[1] Gustave Flaubert, Œuvres complètes III 1851-1862, Appendices de « Salammbô », [Voyage en Algérie et en Tunisie], éd. Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, pp. 837-838

[2] Jacques Suffel, Préface à Salammbô, éd. Garnier-Flammarion, 1964, p.9

[3] op. cit., Jacques Suffel, Préface à Salammbô, p. 11

[4] Salammbô, éd. Garnier-Flammarion, 1964, p. 367

[5] Salammbô, catalogue, Gallimard / RMM de Rouen, 2021