FloriLettres

Lettres choisies - Flaubert et catalogue d'expo Salammbô

édition novembre 2021

Lettres et extraits choisis

GUSTAVE FLAUBERT

À Théophile Gautier

[Croisset, 1859.]
Jeudi 27 janvier

Cher vieux Théo,

Une lettre du gars Feydeau m'apprend que tu es maintenant à Moscou, et qu'à la fin de Février, nous te reverrons ! Alléluia ! Car je m'ennuie de ta personne incroyablement. Quand j'ai été à Paris, au mois de novembre dernier pour l'Hélène Peyron de Bouilhet, tu m'as manqué, tout le temps, d'une façon agaçante. Voilà.
Souvent je pense à ta mirifique trombine perdue au milieu des neiges. Je te vois sur un traîneau, tout encapuchonné de fourrures baissant la tête & les bras croisés...
(…)
Quant à moi, depuis trois mois, je vis ici complètement seul, plongé dans Carthage & dans les bouquins y relatifs. Je me lève à midi & me couche à trois heures du matin. Je n'entends pas un bruit je ne vois pas un chat. Je mène une existence farouche & extravagante. Puisque la vie est intolérable, ne faut-il pas l'escamotter ?

Je ne sais ce que sera ma Salammbô. C'est bien difficile. Je me fouts un mal de chien. Mais je te garantis, ô Maître, que les intentions en sont vertueuses. Ça n'a pas une idée, ça ne prouve rien du tout. Mes personnages, au lieu de parler, hurlent. D'un bout à l'autre c'est couleur de sang il y a des bordels d'hommes, des anthropophagies, des éléphants & des supplices. Mais il se pourrait faire que tout cela fût profondément idiot & parfaitement ennuyeux. Quand sera-ce fini ? Dieu le sait !

En attendant je continue à jouir du mépris des honnêtes gens. Tous les rédacteurs de la Revue contemporaine voulant se retirer dudit papier ont pris pr prétexte la « Dédicace » que Feydeau m'a faite en tête de son nouveau roman. Ils ne voulaient plus écrire dans un journal pollué par mon nom. Comme bêtise, je trouve cela fort.

Il me tarde bien d'être à la fin du mois prochain. – Seul avec toi, les coudes sur la table, dans mon humble réduit du boulevard. –

Vas-tu t'embêter, pauvre cher vieux Maître, une fois revenu !!! 

Je te saute au cou & t'embrasse très fort.

À toi, ton

Gve Flaubert

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À Ernest Feydeau 

[Croisset, fin de septembre 1859.] 

Quel homme que ce père Hugo ! Sacré nom de Dieu quel poète ! Je viens d'un trait d'avaler ses deux volumes. Tu me manques ! Bouilhet me manque ! Un auditoire intelligent me manque ! J'ai besoin de gueuler trois mille vers d/comme on n'en a jamais faits ! – & quand je dis gueuler – non – hurler ! – Je ne me connais plus ! Qu'on m'attache !

Ah ! ça m'a fait du bien ! ! !

Mais j'ai trouvé trois détails superbes qui ne sont nullement historiques & qui se trouvent dans Salammbô. Il va falloir que je les enlève – car on ne manquerait pas de crier au plagiat. Ce sont les Pauvres qui ont toujours volé !

Ma besogne va un peu mieux. Je suis en plein dans une bataille d'éléphants & je te prie de croire que je tue les hommes comme des mouches. Je verse le sang à flots.

Je voulais t'écrire une longue lettre, mon pauvre vieux sur tous les ennuis que tu as. – & qui ne me paraissent pas légers mais franchement il est temps que j'aille me coucher. Voilà 4 heures du matin, dans qques minutes.

Le père Hugo m'a mis la boule à l'envers.

J'ai moi-même depuis qque temps des ennuis & des inquiétudes qui ne sont pas minces. Enfin « Allah kherim ! »

Tu me parais en bon train. Tu as raison. Ton livre, ne sortant pas (comme lieu de scènes) de la Belgique aura une couleur & une unité très franches. – Mais songe sérieusement après celui-là à ton ouvrage sur la Bourse dont le besoin se fait sentir.

Donne-moi des nouvelles de ta pauvre femme ? – bon courage 

& je t'embrasse

Gve Flaubert

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À Ernest Feydeau  

[Croisset, dimanche 21 octobre 1860.] 

Je réponds tout de suite à la gentille lettre que j’ai reçue ce matin pour te congratuler, mon cher Monsieur, sur l'existence que tu mènes ! Accepte l'hommage de mon envie.

Et, puisque tu me fais des questions sur Salammbô, voici où j'en suis. Je viens de finir le chapitre IX et je prépare les X et XI que je ferai cet hiver, ici, tout seul, comme un ours.

Je me livre maintenant à quantité de lectures que j'expédie voracement. Voilà trois ans que je ne fais qu'avaler du latin (et chemin faisant, je continue mes petites études chrétiennes). Quant aux Carthaginois, je crois franchement avoir épuisé tous les textes. Il me serait facile de faire, derrière mon roman, un très gros volume de critique avec force citations. Ainsi, pas plus tard qu'aujourd'hui, un passage de Cicéron m'a induit à supposer une forme de Tanit que je n'ai vue nulle part, etc., etc. Je deviens savant et triste ! Oui, je mène une sacrée existence et j’étais né avec tant d’appétits ! Mais la sacrée littérature me les a tous rentrés au ventre.

Je passe ma vie à me mettre des cailloux sur le creux de l'estomac pour m'empêcher de sentir la faim. Ça m’embête quelquefois.

Quant à la copie (puisque c'est là le terme), je n'en sais franchement que penser. J'ai peur de retomber dans des répétitions d'effets continuelles, de ressasser éternellement la même chose. Il me semble que mes phrases sont toutes coupées de la même façon et que cela est ennuyeux à crever. Ma volonté ne faiblit pas cependant, et comme fond ça devient coquet. On a déjà commencé à se manger. Mais juge de mon inquiétude, je prépare actuellement un coup, le coup du livre. Il faut que ce soit à la fois cochon, chaste, mystique et réaliste ! Une bave comme on n'en a jamais vu, et cependant qu'on la voie !

Ce que je t'avais prédit s'effectue ; tu t'enamoures des mœurs arabes ! Combien de temps tu perdras, par la suite, à rêver au coin du feu à des cons sans poils sous un ciel sans nuages !

Envoie-moi un petit mot dès ton retour à Paris. Tu me dis que tu reviens à la fin du mois. C'est de celui-ci sans doute. Nous ne serons plus longtemps sans nous voir. La première de Bouilhet aura lieu du 15 au 20 novembre.

Ma mère et ma nièce vont bien et te remercient de ton souvenir. Quant à mon autre nièce, je crois que je serai grand oncle au mois d'avril prochain.

Je tourne à la bedolle, au sheik, au vieux, à l'idiot.

Jouis de tes derniers jours et bonne traversée. 

Je t'embrasse.

Gve Flaubert

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À Ernest Feydeau 

[Croisset, 15 juillet 1861.]
Lundi soir.

Si tu n'es pas gai je ne suis pas précisément bien joyeux. – Carthage me fera crever de rage. Je suis maintenant plein de doutes, sur l'ensemble, sur le plan général. Je crois qu'il y a trop de troupiers ? C'est l’Histoire, je le sais bien. Mais si un roman est aussi embêtant qu'un bouquin scientifique, bonsoir, il n'y a plus d'art. Bref je passe mon temps à me dire que je suis un idiot et j'ai le cœur plein de tristesse & d'amertume.

Ma volonté ne faiblit point, cependant & et je continue. Je commence maintenant le siège de Carthage. Je suis perdu dans les machines de guerre, les Balistes & les Scorpions – & je n'y comprends rien – moi ni personne. On a bavardé là-dessus, sans rien dire de net. – Pour te donner une idée du petit travail préparatoire que certains passages me demandent, j'ai lu depuis hier 60 pages (in-folio et à deux colonnes) de La Poliorcétique de Juste-Lipse. – Voilà ‑

Je commence maintenant le XIIIe ch. – J'en ai encore deux après celui-là. Si mes défaillances ne sont pas trop fortes & trop nombreuses je peux avoir fini au jour de l'an. Mais c'est rude. – & lourd.

Tu as bien fait d'envoyer promener le papier de Buloz. Il y a des boutiques où on ne doit pas mettre les pieds. C'est un recueil qui m'est odieux.

Quel est le sujet de ta nouvelle pièce ? Car pr les pièces j'ai la conviction que tout dépend du sujet – quant au succès bien entendu –

Bouilhet est, comme toi, indigné des réclames que l’on fait au grand Mocquart. Je n'ai pas lu son étron. C'est trop cher pr mes moyens. Le même Bouilhet m'a demandé à plusieurs reprises si tu étais content du débit de Sylvie. & il a défendu la dite dame devant un bourgeois qui gueulait contre son immoralité sans l'avoir lu bien entendu.

Ah ! mon pauvre vieux il faut être né enragé pr faire de la littérature ! Comme on est soutenu ! comme on est encouragé ! comme on est récompensé ! Oui, fais ton livre sur « la Condition des artistes » le besoin s'en fait sentir, pr moi du moins.

(…)

CENTRE FLAUBERT


 

Couverture du catalogue de l'expo Salammbô

Catalogue d'exposition
À l’occasion du bicentenaire de la naissance de l’écrivain, cet ouvrage et l’exposition qu’il accompagne entreprennent de révéler la portée considérable de ce chef-d’œuvre de la littérature moderne et son héritage dans l’histoire de la Méditerranée.
Avec les contributions de Sylvain Amic, Mathias Auclair, Diederick Bakhuÿs, Imed Ben Jerbania, Yesmine Ben Khelil, Sandra Buratti Hasan, Benoît Cailmail, Jean François Chougnet, Isabelle Conte, Sophie Coutreau, Joël Daire, Abdelmagid Ennabli, Ahmed Ferjaoui, Anaëlle Gobinet-Choukroun, Nicolas Hatot, Florence Hudowicz, Samia Kassab-Charfi, Ségolène Le Men, Hélène Le Meaux, Dominique Lobstein, Laurence Marlin, Myriame Morel-Deledalle, Florence Naugrette, Jacques Neefs, Julien Olivier, Christophe Quillien, Leïla Ladjimi- Sebaï, Raphaëlle Stopin, Sofiane Taouchichet et François Vanoosthuyse.
Co-édition Gallimard / Mucem
336 pages, 39€
Avec le soutien de la Fondation La Poste

 

 

 

FAWSIA ZOUARI, (écrivaine et journaliste franco-tunisienne)

Lettre à Flaubert

Catalogue d’exposition, page 300.

Cher Gustave,

Te souviens-tu de notre première rencontre ? Excuse-moi si je te tutoie, mais le vouvoiement n’existe pas en arabe.

Nous étions en classe, dans un collège perdu du fin fond de la Tunisie, quand tu entras déguisé en femme sous le nom d’Emma. Quand je dis « nous », je désigne une cinquantaine d’enfants de paysans, aux yeux mangés par les mouches et les rêves. Tu nous fus présenté par mon professeur de français, M. Duniau, et je sautai sur l’occasion pour faire de toi mon intercesseur auprès de l’enseignant. Si je m’appliquai de suite à lire Madame Bovary, je l’avoue aujourd’hui, ce n’était pas pour te faire plaisir, j’aimais en secret M. Deniau.
Tu faisais partie, au début en tout cas, d’un programme de séduction qui usait de tout, du parfum aux performances littéraires. Il s’agissait donc d’une astuce d’amoureuse et non du zèle d’une vraie bonne élève. Je faisais le paon avec tes phrases, j’exhibais tes mots français comme on exhibe un décolleté aguicheur ou un joli rouge à lèvres.

J’essayais de caler mes sentiments à tes expressions et glisser mon émoi arabe dans tes tournures françaises.

Je ne sais pas comment le piège s’est refermé sur moi. Je m’aventurai un jour à te fixer rendez-vous hors du collège. Cet été de mes quinze ans, je t’introduisis en clandestin à la maison, profitant du fait que mes parents ne lisaient pas le français, comme les voleurs profitent de l’obscurité pour cacher leur butin. Désormais, je passerais la nuit avec toi. Le jour, je te reposais sur l’étagère du salon qui servait de bibliothèque et sur laquelle il y avait un autre livre, un seul, le Coran de mon père. Emma traînait à côté d’Allah sans que personne, heureusement, ne me posât une question sur cette proximité sacrilège. Une telle pécheresse adossée au Seigneur !

Je lisais et relisais Madame Bovary. En pleine campagne, je rêvais comme elle de Vie, de lumière et d’amours interdites ; je voulais échapper au sort réservé aux filles de mon village une fois arrivée à la puberté, à savoir la réclusion.

(…)

Aujourd’hui, quand on me pose la question sur le hasard ou la providence – je dirais plutôt la fatalité – qui m’ont amenée à écrire dans ta langue, je réponds que ce n’est certes pas à force d’avoir lu beaucoup de livres, mais parce que j’ai lu et relu un même livre à la manière du Coran. Ce livre qui est le tien. Grâce à toi, l’écriture française s’est imprégnée en ma mémoire comme l’ombre sur la rétine.

(…)