Elisa Shua Dusapin, Le vieil incendie, Éditions Zoé
Prix Wepler Fondation La Poste 2023
D’abord, je remercie le jury, qui honore Le vieil incendie, et me donne la joie de m’adresser à vous ce soir. Joie, mais aussi fébrilité. Car j’ai dû écrire ce discours dans le train tout à l’heure, entre le Jura suisse et Paris. Pour moi qui aimerais être capable de transfuser mes ressentis par le silence, dans la lenteur et sans le secours des mots, trouver les bons, en si peu de temps, reste une gageure.
Quand j’étais enfant, j’ai parlé mieux le coréen, la langue de ma mère, que celle de mon père, le français. Mon premier roman, Hiver à Sokcho, je l’ai écrit pour tout ce que je n’arrive pas à dire dans ma langue maternelle. Les deux romans qui ont suivi se passent respectivement à Tokyo et Vladivostok, dans cet extrême Orient où la vie m’a menée souvent. Mes personnages y parlent anglais, coréen, japonais, russe. Jamais français. Ce français qui est pourtant la seule langue dans laquelle je me sens capable d’écrire. Elle me constitue, je l’aime. Et je lui en veux d’avoir supplanté l’autre. Pour mes personnages, la parole n’est pas le premier vecteur de communication. Ils doivent se trouver autrement. Par le corps, le dessin, la cuisine… Sans jamais y parvenir vraiment.
Après trois romans qui m’ont assignée, à juste titre, à l’Asie, j’ai eu besoin de revenir sur ma terre paternelle, le Périgord, où je suis née. Dans Le vieil incendie, j’ai voulu une narratrice pour qui la question des origines et de la langue, précisément le français, ne serait pas un enjeu. En fin de compte, Agathe est scénariste à New York, elle adapte Perec pour le cinéma, en anglais. Quant à sa sœur Véra, qu’elle vient retrouver en France pour vider leur maison d’enfance, elle ne parle tout simplement pas : elle est… aphasique.
Je ne choisis pas d’emblée mes sujets. Ils s’imposent au fil de l’écriture, autant qu’ils m’échappent. Comment faire parler un personnage qui ne parle pas ? Comment réunir deux sœurs qui ont été fusionnelles, et que le silence a séparées ? Pourquoi l’aphasie ?
Tout au plus, l’écriture fait émerger les questions qui me hantent.
Mon éducation entre des langues et des cultures très différentes m’a donné la conscience intime de l’altérité, de l’étrangéité, je les porte en moi. Je les éprouve également en Suisse, avec ses quatre langues nationales, un pays dont le fédéralisme est un défi toujours renouvelé. Là-bas, comme à Paris, une part de moi reste étrangère.
Ma langue d’écriture n’est ni le français de mon père, ni celui de la Suisse romande. Elle est un territoire sur lequel je ne cesse de chercher le sentiment de légitimité, car je me méfie du terme d’identité.
Mes livres rencontrent un lectorat dans le monde entier, avec qui j’ai la chance de pouvoir échanger. D’un pays à l’autre, les questions que l’on me pose, leurs modalités sont contrastées. Certaines reviennent. On cherche à savoir pourquoi j’écris, comment je le fais. « Au fond, je ne sais pas. Je n’écris pas avec l’intellect, mais par le corps, avec l’intuition. » Dans ces moments, par mes réponses, je me sens stupide. Et puis, on me dit que l’on s’est senti tout près de mes personnages, de mon monde intérieur qui désormais, s’étend chez d’autres. On s’est reconnu dans la solitude d’Agathe et de Véra, leur quête du lien, la difficulté d’être comprises vraiment.
Ces brefs échanges avec les lectrices et les lecteurs donnent un sens inouï à mon travail. J’y pense, dans les moments de doute, de découragement.
J’admire le prix Wepler, son indépendance, les nominés qui m’ont entourée, et ses précédents lauréats, dont certains comptent parmi mes modèles en littérature. Un prix créé par Marie-Rose Guarnieri, passeuse de livres à la librairie des Abbesses ; un prix soutenu par la Fondation La Poste, dont la vocation est par excellence de transmettre nos messages ; et par la brasserie Wepler, où l’on célèbre la table, qui est peut-être le premier lien entre les humains : comprenez combien cela fait sens pour moi.
Cher jury, merci.
Merci à toutes les personnes qui permettent à mes livres de rayonner. Certaines sont parmi nous ce soir : merci à Virginie Migeotte, grâce à qui je rencontre tant de libraires, merci à Pierre Astier et Laure Pécher, formidables agents pour les droits étrangers, merci à Estelle Roche, attachée de presse tenace et passionnée.
Enfin, encore et encore, merci à Caroline Coutau, mon éditrice chez ZOE. Elle a été la première à faire confiance en mon premier manuscrit, envoyé par La Poste ( ! ) quand j’avais vingt-deux ans, et n’aurais jamais osé imaginer que trois romans plus tard, nous fêterions ce moment tous ensemble ce soir.
Elisa Shua Dusapin
13 novembre 2023
Arthur Dreyfus, La Troisième Main, Éditions P.O.L
Mention spéciale du jury du prix Wepler Fondation La Poste 2023
Bonsoir à toutes et à tous,
Merci aux membres du jury, à la Fondation La Poste. Merci pour ce prix qui me fait tant plaisir, parce que c’est un prix de libraires, et que sans libraires, il n’y aurait pas de… librairies. Soit l’un des trois lieux – avec un bon restaurant, et les bras de la personne qu’on aime – qui rendent la vie un peu plus supportable. Parce que jusqu’à la fin, je sais qu’il y aura toujours un livre que je n’ai pas encore lu et que j’ai envie de lire. Que jusqu’à la fin, je suis certain de toujours ressortir de n’importe quelle librairie avec un livre en plus de celui que je cherchais. Merci donc au jury, pour son très bon goût : il se trouve que j’ai lu Le Vieil incendie d’Elisa Shua Dusapin et que c’est un texte sublime. D’une sensibilité, d’un minimalisme qui donne envie de renaître entre les feuilles et les pierres. Et merci aussi au jury pour sa sélection exigeante : je figurais aux côtés d’auteurs et d’autrices dont le projet littéraire m’a remué. À tel point que je ne m’attendais pas du tout à recevoir ce prix. Il faut dire que, suivant la logique statistique, je pars toujours du principe que pas oui, pour ne pas être déçu du non. Au point, c’est là que ça devient un poil névrotique, d’espérer le non pour donner raison à ma première intuition. Et de m’endormir en pensant, apaisé : tu l’as pas eu mais t’avais raison. C’est pourquoi votre prix m’embarrasse. Je ne suis pas sûr de très bien dormir ce soir, mais je vous pardonne.
J’ai parlé de « projet littéraire ». Un syntagme moins sexy que le mot « livre », mais qui précède, pour ma part, toute écriture. Je crois que c’est ce que Marie-Rose appelle « penser le roman ». Je fais partie de ceux qui sentent qu’on ne peut plus écrire des livres exactement comme on le faisait au XIXe siècle, avec des personnages, des décors, des dialogues qui sonnent quelquefois juste, et rien d’autre. J’ai l’impression que la Seconde guerre mondiale, que la Shoah, a cassé quelque chose de la fiction. J’ai l’impression que depuis Internet, les iPhones, le tout médiatique, le monde est devenu trop réel. Que nous connaissons trop ses coulisses pour faire comme si de rien n’était, et faire semblant d’y croire. Pourtant j’écris aussi des romans. Alors je pourrais, comme Jean-Pierre Léaud dans La Maman et la Putain, défendre le droit de se contredire, auquel je crois beaucoup. Mais je n’ai pas le sentiment d’être si contradictoire. Car quand je dis « des romans avec des personnages, des décors, des dialogues, et rien d’autre », tout est dans le rien d’autre. C’est-à-dire le style, l’angle, l’axe ; et dans le même geste, comme un palimpseste, ou une extrusion en 3D, le pourquoi de cet angle, de cet axe ; de ce style. Je dois trouver le jeu. Comme tout le monde, j’ai souvent « de super idées d’histoires » mais je ne me lance qu’à la condition de pouvoir envisager, pour cette histoire, un véhicule adapté. Véhicule qui, le plus souvent n’existe pas, sinon ce ne serait pas drôle, et qu’il faut donc construire. C’est le côté Elon Musk de l’écriture. En moins polluant. Et je n’appellerais pas mon enfant X. Ou Y. Ni d’ailleurs B.
Pour revenir à La Troisième Main, qui commence en 1914 et s’achève en 1934, je crois avoir écrit non pas comme, mais avec, sur mon épaule, les regards en coin de Marie Shelley, d’Oscar Wilde, de Marcel Aymé, de Cocteau, de Charles Trenet. Pour le dire autrement, je me suis amusé à inventer un roman des années 1920 depuis les années 2020, comme une sorte d’hommage à une époque où le vrai et le faux, le sain et le monstrueux, constituaient encore des principes fondateurs. La dernière époque peut-être, où la magie, la mythologie, le rêve, tenaient encore bon contre les assauts du tout-savoir, du tout-expliquer, du tout-maîtriser, avec cette part de joie imputrescible, qui savait qu’en chaque adulte se promènent encore un, ou plusieurs enfants. Comme un hommage, enfin, à ces merveilleuses plages d’absorption livresque de ma vie de petit Arthur, où le monde disparaissait quelques heures grâce à une histoire. M’approcher un peu de ce petit miracle, avec les moyens de mon temps et un sourire affectueux vers le passé, voilà ce que j’ai essayé de faire.
D’où est née l’idée d’une troisième main monstrueuse, attachée au corps d’un jeune garçon ? Sans doute du moment difficile de révélation de mon homosexualité, autour de mes quinze ans. Moi qui avais l’impression d’être un bon enfant, un bon fils, ai soudain dû faire face à l’accusation de monstruosité acquise, au point de prendre l’habitude de traquer en moi, à chaque instant, toute forme de monstruosité innée. J’ai vécu mon désir comme une main affreuse qui m’avait été greffée de force, qu’on ne pourrait plus me retirer, qui allait détruire ma vie. Et j’ai mis vingt ans à me défaire (un tout petit peu) de cette idée. En acceptant d’abord que cette main, avec sa part de complexité et de douleur, était aussi une main de création : la troisième main de Paul, le héros de mon roman, dessine magnifiquement, joue Bach comme personne au piano, et lui permettra de devenir un grand magicien. En m’apercevant ensuite que le sexe, c’est compliqué pour tout le monde. Et enfin, qu’au-delà du sexe, nous avons tous des raisons de nous trouver monstrueux. Je crois que c’est ça, la question de mon livre : que faire de ce que nous n’aimons pas en nous, et que nous ne maîtrisons pas – que nous cachons sous des étoffes de textile, de lois et de langage…? La réponse à cette question est simple en définitive : vivre avec. Savoir parler, comme disait ma grand-mère, le langage de l’ennemi. Savoir que cette part est là. Ne pas la sacraliser. Ni l’ignorer. Garder avec elle des relations cordiales, comme avec un voisin chez qui on n'est jamais allé. Mais savoir se plaindre quand le voisin fait trop de bruit. Et ne pas oublier que ce voisin est avant tout un type assez con, qui a des goûts musicaux ridicules, et ne mérite pas qu’on se pourrisse la vie pour lui.
J’aime bien les métaphores. Elles ont l’avantage de formuler d’une façon neuve des choses anciennes, et quelquefois de faire sourire l’âme ; ce qui est toujours une victoire contre le désespoir obligatoire. Même si faire sourire l’âme n’est pas du goût de tous. Fénelon, par exemple, qui n’était pas un grand marrant, n’aurait pas mis 5 étoiles à mon roman sur Amazon. En 1716, dans son Traité sur la comédie, ce précepteur catholique clashait, comme on dit aujourd’hui, notre cher Poquelin, outré par sa décadence. « Un autre défaut de Molière, écrit Fénelon, que beaucoup de gens d’esprit lui pardonnent, et que je n’ai garde de lui pardonner, est qu’il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. Platon et les autres Législateurs de l’Antiquité païenne n’auraient jamais admis dans leurs Républiques un tel jeu sur les mœurs. » Et plus loin, cette seconde désapprobation par anticipation de mon roman : « Quoiqu’on doive marquer chaque passion dans son plus fort degré, et par ses traits les plus vifs, pour en mieux montrer l’excès et la difformité, on n’a pas besoin de forcer la nature et d’abandonner le vraisemblable. Ainsi je soutiens contre Molière qu’un avare, qui n’est point fou, ne va jamais jusqu’à vouloir regarder dans la troisième main de l’homme qu’il soupçonne de l’avoir volé. »
Je ne peux pas, pour conclure, oublier la date qui nous réunit ce soir. Le 13 novembre 2015, j’assistais au Centre Wallonie-Bruxelles à une lecture du poète William Cliff. Au même moment, des hommes croyant servir Dieu se sont arrêtés devant des terrasses, sont entrés dans une salle de concert, et ont tiré sur tout ce qui vivait. Freud place l’agressivité, désignée chez lui dans un sens très large, comme le principal ennemi de la civilisation. « Le premier homme, écrit-il, à jeter une insulte plutôt qu'une pierre est le fondateur de la civilisation. » Je mentionnais plus tôt cette part obscure, ancrée en soi, dont nous sommes souvent la première victime. [Et quitte à choisir, c’est vrai qu’il est toujours plus poli de se détruire soi-même que de détruire les autres ; qui s’en chargent parfaitement tout seuls.] Mais cette troisième main primitive, primitivement agressive, existe à l’échelle des peuples, et s’accroche à tous les prétextes pour sortir de sa cache. La religion, la politique, les idées reçues sont d’excellents prétextes. Mon livre se passe pendant la guerre – cette chose poussiéreuse dont parlaient nos grands-parents et que notre génération croyait impensable. Ce mot passé de mode, qui ressurgit sur notre continent, et partout ailleurs, qui nous divise. Là encore, que pouvons-nous faire ? À notre niveau, pas grand-chose d’autre que d’actualiser la phrase de Freud : « Le premier homme à jeter une insulte plutôt qu'une pierre est le fondateur de la civilisation. » Nous pouvons perpétuer la civilisation. En nous parlant, en écrivant, en nous écoutant plutôt qu’en nous insultant. En privilégiant toujours, quel que soit le camp, les idées qui vont vers la vie et l’espoir, contre celles qui, pour satisfaire une troisième main vorace, ne professent que la haine. Cette haine toujours sûre d’elle, dont la devise pourrait être celle de Buster Keaton : « J’ai une réponse, j’ai une réponse, qui a une question ? » Personnellement, j’ai beaucoup de mal à essentialiser l’autre comme un ennemi, car je vois d’abord sa troisième main, et aussitôt, je me dis que nous sommes plutôt frères de galère. Donc frères avant tout.
Dernière chose. Je voudrais remercier toute l’équipe de mon éditeur, Antonie, Vibeke, Mélie, Shannon, Victoire, Tess, Darya, Lou, Jean-Paul Hirsch et Frédéric Boyer qui, tous ensemble, donnent une couleur si particulière aux livres P.O.L. Et savent faire croire aux auteurs qu’ils continueront de les aimer même s’ils n’obtiennent aucun prix.
Et je profite de cette tribune pour adresser un message à la brasserie Wepler (merci de nous accueillir). Il y a six ou sept mois à peu près, j’ai mangé une choucroute de la mer, et oublié mon parapluie à l’accueil. Si par hasard vous l’aviez trouvé ?
C’est un parapluie noir, tout simple, vous le reconnaîtrez sans peine.
Merci beaucoup.
Arthur Dreyfus