FloriLettres

Pierre Loti. Portrait. Par Corinne Amar

édition janvier 2023

Portraits d’auteurs

Il eut le goût des voyages et de l’Orient et il eut le goût de l’écriture, de la lettre, du roman, dans un rêve de prolonger au-delà de sa propre durée, tout ce qu’il avait été, tout ce qu’il avait pleuré, tout ce qu’il avait aimé. Né à Rochefort-sur-Mer, en Charente-Maritime, berceau de la famille maternelle, devenu officier de marine, Pierre Loti, de son nom véritable, Julien Viaud (1850-1923) sillonna le monde. Il promena sa vie sur les navires de la Marine nationale qu’il ne quitta jamais, découvrant, s’enthousiasmant, condamnant, aimant, portant sur les pays, les événements, son regard de romancier, d’athlète – à bord, il organisait militairement les séances de gymnastique des marins qu’il commandait – de farceur aussi. La correspondance qu’il entretint toute sa vie, nous montre à quel point il fut drôle quant à ses amitiés, ses amours, ses emballements successifs, ses réflexions littéraires ou religieuses ; combien il fut doué pour partager sa passion « des descriptions inoubliables », initiée par un frère de quatorze ans son ainé, chirurgien de marine à Papeete, Gustave Viaud, mort trop tôt, son Absent pour toujours, son modèle. Un recueil de lettres de Pierre Loti paraît qui nous plonge dans son monde d’enchantements, non pas toute la correspondance mais un choix de Lettres d’ici et d’ailleurs (1866-1906) (1), dont ses biographes, Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier nous disent combien la correspondance aura contribué à le construire et à le faire vivre. Bouleversantes, sont les lettres adressées à Gustave, le frère adoré dont il attend les nouvelles avec impatience, qui mourra alors que son cadet n’a que treize ans, sur le navire qui le ramène gravement malade de Saïgon, et dont le corps sera immergé dans le golfe du Bengale. Enfant encore, il écrit à son frère qui doit rentrer : « Début 1862, Mon bon frère, Je pense bien que c’est la dernière fois qu’on t’écrira à Tahiti. Au printemps on va commencer à arranger ta chambre, j’arrangerai toutes ces petites affaires que tu m’avais confiées, tes petits vases et ton petit rat qui lui est bien serré dans le bahut. Il faudra aussi mettre du désordre dans ta chambre pour lui donner l’air de toi, qu’elle n’a plus du tout quoiqu’elle ait encore ton odeur. » Nostalgie à jamais du frère perdu en mer.

À dix-sept ans, Julien est admis à l’École navale de Brest, et deux ans plus tard, il est sur un navire. De ses premières escales, excellent dessinateur, c’est par le dessin d’abord qu’il fait voir, ressentir, qu’il exprime ses impressions, adressant à des magazines illustrés ses publications accompagnées de commentaires.

Un sentimentalisme exacerbé, le sens du fantasque et le besoin obsessionnel de l’ailleurs qui fut la véritable impulsion de sa vie furent les clés du caractère de Loti pour qui rien ne fut jamais trop exotique ni trop grandiose – c’est lui qui fera construire un palais oriental dans sa maison natale de Rochefort, reconstituant côte à côte un salon turc, une chambre arabe, une pagode japonaise et même, une mosquée ; c’est lui encore qui apparaitra fardé ou déguisant les Frères Yves en sœurs. Il avait une apparence malingre, et petit de taille, un physique qu’il n’aimait pas, travestissait volontiers, exhibant rouge à lèvres, cheveu teint et déguisements sans pareil. S’il se maria pour assurer une position dans le monde, il aimait les hommes et les femmes passionnément. André Gide lui en voudra d’avoir fait d’Aziyadé, l’héroïne de son premier roman plus ou moins autobiographique, une femme, alors qu’il s’agissait d’un homme. (Dans la Turquie des années 1876-1877, un jeune officier tombe amoureux d’Aziyadé qui appartient au harem d’un riche vieillard.) Au gré des affectations, les voyages de Loti nourrirent son œuvre. C’est lors d’une escale de trois mois à Papeete en 1872, qu’il rapporte de son séjour enchanteur, son surnom, Loti, venu d’une fleur polynésienne.

Alors que cette année 2023 rend hommage au centenaire de sa mort, un roman graphique des auteurs Alain Quella-Villéger & Didier Quella-Guyot, et du dessinateur, Pascal Regnauld, Pierre Loti, Une vie de voyageur, fait revivre, avec une exigence subtile de la phrase et une délicatesse de la couleur, l’œuvre littéraire et les voyages de Loti. Il rend compte de son arrivée à Tahiti : plongeant dans le charme de la ville, ce pays où le plaisir a partout sa place, attiré par ses belles jeunes femmes parées de fleurs éclatantes et les cheveux dénoués, le torse à peine couvert d’une tunique de mousseline, on le voit sur la plage, sous les cocotiers s’énamourant de l’une d’entre elles. - Pourquoi aller plus loin, lui demande cette dernière, pourquoi ne pas rester ici ? – Il y a trop d’ailleurs qui m’attirent encore et puis mon cœur est plus changeant qu’un ciel d’équinoxe (2), répond le jouisseur sans repos, qui n’aura de cesse de parcourir le monde, interprétant la vie à travers l’amour. Loti a raconté lui-même les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, on les retrouve dans ses romans, Le roman d’un enfant (1890), dans lequel sa mère, seul véritable amour de Loti, y joue un rôle capital, cette mère dont il s’éloignera en mer mais à laquelle il restera passionnément attaché comme à la maison de Rochefort, ou encore, Prime jeunesse (1919) ou Un officier pauvre, fragments du journal publiés par son fils Samuel Vaud (1923). De même, il tiendra dès sa toute jeune adolescence, un journal intime. Dans Pierre Loti, l’évadé, l’excellente biographie de Lesley Blanch (1904-2007) (3) qui se lit comme un roman, et puise dans la correspondance comme dans le journal intime de l’écrivain, on sait que Julien, avant d’être Loti, enfant timide, délicat, aimait le secret et se confiait au journal qu’il tenait méticuleusement. Cela allait devenir, nous dit-elle, une habitude pour toute sa vie, et une source de matière pour ses livres. « J’avais déjà ce besoin de noter, de fixer des images fugitives, de lutter contre la fragilité des choses, et de moi-même, qui m’a fait poursuivre ainsi ce journal jusqu’à ces dernières années… [il écrirait cela quarante ans plus tard] mais en ce temps-là, l’idée que quelqu’un pourrait y jeter les yeux m’était insupportable. » Et pourtant, il changera, souligne Lesley Blanch, lui qui n’aura de cesse de publier des romans qui racontent, avec l’intensité du suprême égoïste, l’agonie qu’on éprouve à aimer et à perdre ce qu’on aimait, et rêvent devant la fuite inexorable du temps. Ce que l’on retrouve très certainement dans Pêcheur d’Islande (publié en 1886), ce roman dont on dit qu’il fut son chef-d’œuvre. Le lire ou le relire aujourd’hui, c’est se rendre compte qu’il n’a rien perdu de son pouvoir d’évasion, de dépaysement, de romanesque. Pierre Loti est l’écrivain de l’impression, du rêve marin, de la mer, toujours recommencée. Il célèbre cet air du large qu’aspirent à pleins poumons les marins en mer d’Islande, eux qui côtoient sans cesse la mort et appellent à leur retour de l’océan, le désir et l’amour. Ainsi, la petite Gaud est devenue une jeune fille, sage au regard grave, et dans la diligence qui la ramène de Paris à Paimpol, elle se prend à rêver : « Tiens, puisque nous sommes en hiver, je vais les voir, cette fois, les beaux pêcheurs d’Islande… » Car « en décembre, ils devraient être là, revenus tous, les frères, les fiancés, les amants, les cousins dont ses amies, grandes et petites, l’entretenaient tant (…) En effet, elle les avait vus… et maintenant son cœur lui avait été pris par l’un d’eux… » (4).

 

(1) Pierre Loti, Mon mal j’enchante, Lettres d’ci et d’ailleurs (1866-1906), Édition établie et présentée par Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, 2023
(2) Alain Quella-Villéger & Didier Quella-Guyot, Pascal Regnauld, Pierre Loti, Une vie de voyageur, Éd. Calmann Levy Graphic, 2023
(3) Lesley Blanch, Pierre Loti, l’évadé, Le Passeur Éditeur, 2023, p. 61
(4) Pierre Loti, Pêcheur d’Islande, Éd. Le Livre de Poche, 1988