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Christian Gailly : Portrait. Par Corinne Amar

édition octobre 2023

Portraits d’auteurs

Qui était Christian Gailly ? Il naît à Paris pendant l’Occupation, dans le quartier de Belleville en 1943, dans un milieu populaire où la culture manque – souvent, il évoqua le parcours difficile qui fut le sien, avant d’accéder à l’écriture. Il mourra à l’âge de soixante-dix ans, emporté par une infection pulmonaire.
Son talent, ses romans (quinze livres au total, dont un recueil de nouvelles) se reconnaissent à deux particularités : une virtuosité littéraire et un sens de l’autodérision. Il écrit tardivement, puisque l’écriture ne fut pas sa vocation première.
Il aimait l’aviation, eut voulu être pilote, mais il était myope, il avait peu de moyens, il lui fallait survivre, il travailla d’abord comme technicien chauffagiste ; il adorait le jazz, formidable foyer d’émotions, jouait du saxophone, eut voulu être jazzman, en vivre, mais cela ne payait pas suffisamment, il abandonna donc la musique. Il entreprit une psychanalyse, ouvrit plus tard un cabinet de psychanalyste, mais cela ne fut pas rentable non plus. Sans directives, sans perspective particulière et se reprochant de n’avoir aucune imagination, il se mit à écrire sur le simple conseil de son analyste, et ce fut Dit-il (1), ou l’histoire non dépourvue d’humour de son double, un écrivain névrosé qui exhumait les tourments de sa vie intime. Il avait quarante-quatre ans, le sens de la phrase musicale et du peu, venait de rencontrer Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit. Ce dernier publia son roman comme il publiera tous les suivants, adepte, chez ses auteurs, des écrivains minimalistes.
La reconnaissance de Christian Gailly vint avec l’écriture de Be-bop, en 1995. L’ancien joueur de saxophone qui, jeune, fréquentait le lieux où les musiciens jouaient du jazz, raconte dans ce court roman la rencontre entre un vieux saxophoniste et son jeune disciple en Savoie, près d’un lac, la présence entre eux d’une femme pleine de mystère, Cécile. Le rythme est fait d’avancées, de reculs, de digressions empruntant beaucoup à la musique de Charlie Parker. « Improviser à la suite d’un thème de Charlie Parker, c’est risqué, faut pas avoir peur, enfin il ose, Lorettu se lance, sur la pointe des pieds (…). Il a les yeux fermés. Il n’ose pas les rouvrir. Les rouvre pourtant pour les loger dans ceux d’une femme, j’en vois qui ricanent, mais ça arrive, la preuve, assise à une table devant. Il la regarde. Il a l’impression que si rien ne se passe, il va rester comme ça suspendu au regard de cette femme. Mais quelque chose se passe. » (2)
L’écrivain des débuts est solitaire, réservé, ses personnages semblent comme « inachevés », portés par un fond de nihilisme ou incapables de vivre leurs aspirations  – lui-même se sent dans « une sorte d’étranglement », de « sécheresse », et puis, vient la décision de donner plus de souffle, de mouvement, à ses intrigues. Même les titres désormais, sont plus longs. Ses romans racontent toujours des destins de musiciens. Dans Un soir au club (3), Simon, pianiste renommé à une époque, désintoxiqué depuis cette même époque, dix ans plus tôt, entre un soir dans une discothèque de province et se remet alors, à la fois à la vodka – juste un verre, s’était-il promis – et au jazz. « La porte libéra une musique sous pression, enragée parce qu’enfermée. Ça aurait pu être de la soupe, c’était Coltrane. Quand on prend ça d’entrée en pleine figure, ça secoue. Simon fut secoué. (…) Nous y voilà pensa Simon. Il aurait pu penser l’endroit est sympathique. Le penser comme n’importe quel amateur de jazz qui découvre un lieu où se joue sa musique préférée. Oui, il aurait pu le penser. Mais Simon n’était pas un quelconque amateur ».
Il est emporté par ce qu’il entend, reconnaît son style et pendant la pause du trio de jeunes musiciens américains qui interprètent Coltrane, il se met au clavier. Là encore, le jazz est au centre du roman, là encore, une figure de femme apparaît, la patronne du bar, elle-même chanteuse, qui s’appelle Debbie Parker, comme dans les films américains des années 40-50. Et la séduction opère. Parce que chaque roman chez Christian Gailly raconte aussi une histoire d’amour mais que, comme lui, on ne sait pas si ça va finir bien pour ses personnages.
Dans l’univers de Christian Gailly, tout semble ténu, et jouant sur le son, sur le sens. Les phrases sont volontairement entrecoupées, accélérées. Les motifs sont minces : les vies sont minuscules, les déséquilibres sont grands, et il arrive que l’écriture se mette à glisser, à se dérober, pour se rompre d’elle-même. Alors, il puise dans sa mythologie personnelle : des souvenirs de scénarios, la musique, des images qui l’ont habité quand il était enfant. Ce qu’on prend pour du romanesque chez lui au fond, ce sont des fragments autobiographiques sur lesquels il a fait travailler sa mémoire. Et lorsqu’on commence la lecture de son quatorzième et dernier roman publié, Lily et Braine (5), une histoire d’amour tragique sur fond de retour de guerre du mari, Braine, et rythmée par le jazz, c’est une citation du Ravissement de Lol V. Stein, de Marguerite Duras qui l’ouvre : « Par quelle voie mystérieuse était-elle parvenue à ce qui se présentait comme un pessimisme gai ? »
Si le monde littéraire de Gailly, mêlant humour désenchanté, ironie et regret de la musique, peut vraisemblablement se résumer par cette phrase, l’auteur lui-même confiait, lors d’un entretien pour la revue, Transfuge : « Je ne suis pas pessimiste gai, mais pessimiste pessimiste » (5).
Sondant la mémoire de sa vie émotive, il évoque le cinéma salvateur. Dans ce milieu ouvrier dans lequel il grandit, il n’y avait ni livres, ni culture, en revanche, il allait beaucoup au cinéma, car les entrées étaient peu chères et il y en avait beaucoup dans les quartiers de Paris qu’il fréquentait. Le cinéma lui apprit qu’un monde différent existait – pas forcément le meilleur, mais au cinéma, les parquets étaient différents dans certains appartements, une façon de s’habiller, de parler, de tenir sa fourchette était autre que dans le monde pauvre dans lequel il gravitait. À l’âge de quatorze, seize ans, son père lui offrait un saxophone.
L’écriture pour lui : une autre façon de faire de la musique.



(1) Christian Gailly, Dit-il, Minuit,1987.
(2) Christian Gailly, Be-bop, Minuit,1995, p.44.
(3) Christian Gailly, Un soir au club, Minuit, 2002, p. 30.
(4) Christian Gailly, Lily et Braine, Minuit, 2010
(5) Fabrice Lardreau, Entretien avec Christian Gailly, Transfuge, 2010, n° 30.