FloriLettres

Lettres choisies - Gabriel Fauré

édition été 2024

Lettres et extraits choisis

[Béziers] 25 août [1900]

Ma chère petite Marie,

Je suis exténué mais tout de même bien portant ! Notre répétition d’hier allait cahin-caha, lorsque la pluie s’est mise à tomber à 4h1/2 ! à 6h nous avons recommencé jusqu’à la nuit. Ce matin, à 5h, Saint-Saëns est venu me faire part de ses observations d’hier, puis il est revenu à 6h avec la partition, puis encore à 7h !! à 9 heures nous avons de nouveau répété, dans les arènes jusqu’à midi – Il est 2h et nous recommençons à 3h ! Ce soir je dîne chez le Maire ! Nos parisiens arrivent ce soir. Je ne pourrais les voir que demain.
J’ai sommeil, je suis tué, mais ça marche, avec mille bousculades, mille contradictions ! Et en avant demain ! Je te télégraphierai.
Je t’embrasse un million de fois et je te remercie toujours ainsi qu’Emmanuel pour vos chères lettres !

[Lausanne] 27 septembre [1907]

Je n’attendais pas de lettre de toi aujourd’hui, en raison de ton excellent projet de promenade en forêt avec grand-mère. Du reste le courrier n’est pas encore arrivé : il y a eu, paraît-il, un déraillement de train de marchandises qui l’a retardé.
Et moi je me sens très en train de flâner aujourd’hui et j’irai peut-être me promener sur le lac. Je dis : peut-être, car rien ne prouve qu’au contraire je ne travaillerai pas.
Moi aussi je préfère les photos qui semblent des gravures. C’est un autre photographe qui les a tirées et je lui ferai retirer les meilleurs des autres clichés. Voici les enfants que j’ai photographiés. La scène, chaque fois, a été très amusante, car ils s’empressaient de prendre toutes leurs affaires, poupées et petites charrettes, et de s’aligner comme des soldats pour l’exercice. Moi, au contraire, je leur demandais de se mettre simplement au soleil, et de jouer comme si de rien n’était. Un petit groupe qui m’a bien compris, c’est celui où deux fillettes cueillent des fleurs ; et l’une d’elle est bien Suissesse avec son chapeau et ses nattes.
Et puis il y a une toute petite fille très jolie, qui s’amusait, au milieu d’énormes poutres, avec une petite branche de pin. Je pense qu’elle faisait le ménage de ces poutres car elle les époussetait avec soin. Malheureusement comme j’ai voulu la saisir au vol, je n’ai pas mis mon appareil au point, si bien que sa petite figure est floue, tandis que le fond du tableau est plus net.
Du reste ce jour-là, – ça se passait au Signal, promenade très élevée au-dessus de Lausanne et où on accède par un funiculaire – il y avait du soleil mélangé de brume ; et toutes les petites photos de ce jour-là s’en ressentent.
(…)

À demain, ma chère Marie, pour toi et pour les petits mille et mille baisers.

Gabriel Fauré

[Lugano] 1er octobre [1909]

Ma chère Marie,

Décidément, je n’ai plus du tout l’esprit au travail et je ferme !! Je vais faire mes malles paisiblement, petit à petit ; j’irai dîner ce soir à Trevano pour les adieux et apporter des joujoux aux quatre plus jeunes enfants : Alain, Aïda, Loÿse et Zuleika !!! des noms pas ordinaires, mais de très gentils mioches. Et demain, vers 3h de l’après-midi, je partirai pour Milan où je resterai jusqu’à mercredi soir ou jeudi matin. Dans tous les cas, c’est toujours jeudi soir que je rentrerai.
J’ai bien examiné mon travail : je crois que j’ai fait parler mes personnages (aussi bien au second acte qu’au premier) comme il le fallait. Je n’y ai pas apporté une volonté spéciale ; je me suis simplement laissé guider par la nature de l’action si simple, et la dignité des personnages. J’avais fait ainsi pour Prométhée. Néanmoins l’impression au piano, est terriblement froide, l’allure générale me semble raide, compassée. Ce n’est que lorsque j’écoute dans ma tête ce que j’ai fait que j’éprouve quelque satisfaction. J’aurais besoin de me confier à l’appréciation d’un autre. Mais qui ? Pour le moment je suis troublé réellement. Peut-être que lorsque j’aurai laissé dormir tout cela pendant quinze jours ou trois semaines, m’y retrouverai-je un peu. La polyphonie excessive de Wagner, les clairs-obscurs de Debussy, les tortillements bassement passionnés de Massenet émeuvent ou attachent seuls le public actuel. Tandis que la musique claire et loyale de Saint-Saëns, dont je me sens le plus rapproché, laisse ce même public indifférent. Et tout cela me fait froid dans le dos ! Et d’autre part si je n’avais pas ce trac, si je ne souffrais pas de ces doutes, je ne serais pas un artiste !
Et te revoilà bien vite aux prises avec les mêmes fatigues de déménagement et d’emménagement dont tu es à peine reposée ; pour tant que tu sois parvenue à les simplifier, il reste encore assez de besogne pour te lasser et t’énerver.
Je rapporte à Emmanuel une montre suisse qui ne retarde pas afin qu’il soit toujours exact aux heures du dîner. Je rapporte à Philippe un coupe-papier pour ses bouquins, et à toi une boîte à timbres. J’ai fait hier soir toutes mes amusantes acquisitions, sans oublier notre étourdie cuisinière à qui je rapporte une petite broche. Et voilà !
À demain, je vous embrasse tous les trois mille fois et vous charge de tous mes plus affectueux souvenir pour grand-père et grand-mère.

Gabriel Fauré

[Saint-Raphaël] 18 août [1917]

Ma chère Marie, la Sonate est terminée depuis hier. Le récépissé de la poste de mon envoi à Durand porte la date du 28 juillet, et je puis t’affirmer qu’à ce moment-là je ne connaissais pas la première note du finale ! Je l’ai donc composé bien plus rapidement que je n’aurais osé l’espérer, à la vérité, j’ai énormément travaillé, et sans le moindre arrêt, depuis mon arrivée ici, le 19 juillet et je suis bien content d’avoir maintenant à mon actif deux Sonates de plus. Parmi les Sonates de violoncelle modernes françaises ou étrangères, il n’y en a qu’une qui compte, celle de Saint-Saëns qui, du reste, est une de ses meilleures œuvres.
Ici le temps a été troublé par de formidables coups de vent très énervants, mais pas une goutte de pluie et toujours un soleil implacable. Bonnes nouvelles de Philippe bien installé chez un bon curé de campagne avec qui il bavarde agréablement.

À bientôt, je t’embrasse de tout mon cœur.

Gabriel Fauré
Je me sens bête maintenant ! je ne sais que faire ! Je n’ai aucune idée de rien, sinon que je voudrais commencer une autre œuvre !