FloriLettres

Extraits choisis - Moi, jeune. Autoportrait d'un âge des (im)possibles

édition avril 2022

Lettres et extraits choisis

Citoyenneté et égalité femmes-hommes

Irina, 18 ans, lycéenne, Paris
PRÉSIDENTIELLE : QUI VA M’APPRENDRE À VOTER ?

J’ai 18 ans. Depuis mon enfance, on me répète sans cesse qu’avoir 18 ans est symbole de liberté et e changements. Moi, la première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est : « Génial, je vais pouvoir acheter de l’alcool légalement ! » Sauf que la réalité est plus complexe, et j’en ai rapidement pris conscience : 18 ans, c’est aussi l’obtention du droit de vote. Voter, un beau cadeau d’anniversaire ? Comment en profiter si on n’a pas appris à l’utiliser ?
La politique a toujours été pour moi quelque chose de compliqué à comprendre. Depuis que je suis petite, je vois mes parents voter et débattre aux repas de famille le dimanche. Mais j’ai toujours pensé que ma place resterait la même toute ma vie : spectatrice. À l’école, la politique est un sujet constamment écarté, voire censuré au sein des classes. On a pris deux ans pour m’expliquer le règne de Louis XIV en France, mais pas une seule seconde pour m’initier à la politique actuelle de notre société. Il y a bien les cours d’éducation morale et civique, mais ils sont beaucoup trop simples et surtout trop courts. Nous en avons seulement une heure par semaine, ce qui est très peu comparé au français ou à l’histoire-géographie. Comprendre notre société en si peu de temps est théoriquement impossible.
Par ailleurs, j’ai toujours eu l’impression que parler politique avec des personnes de mon âge était dérangeant et peu approprié. Un jour, j’étais avec des amies à Paris et j’avais vu le matin même sur les réseaux sociaux qu’une manifestation pour le climat avait lieu pas loin du quartier où nous nous trouvions. Je leur ai proposé d’aller y faire un tour, parce qu’à mes yeux c’était vraiment important. La seule réponse que j’ai eue, c’est : « Tu crois vraiment que notre présence va changer quelque chose ? La planète est déjà foutue et personne ne nous écoute de toute façon. »
Manifester, défendre ses convictions politiques et hurler qui nous sommes dans les rues me semble une solution accessible à tous. Mais est-ce qu’on nous écoute vraiment ? Qui nous écoute ? Nos voix ont-elles vraiment un impact que la société ?
Lorsque la politique se retrouve dans la bouche des adultes, elle se transforme en une force pour débattre… ou même se battre. Les personnalités politiques se contredisent constamment sur leur propre manière de penser, ce que je trouve terrifiant. Allumer la télé pour écouter les débats qui se transforment en règlements de comptes, lire les articles de presse sur les derniers scandales politiques, tenter de suivre des discours ardus sur des choses qui ne nous concernent pas encore réellement me laissent dans une impasse.
Cette année, je pourrai voter et je ne sais plus vers qui me tourner pour tenter d’appartenir à ce monde qui risque de devenir bientôt le mien.


Écologie

Loïc, 20 ans, en service civique, Paris
L’URGENCE ÉCOLOGIQUE A BOULEVERSÉ MA MANIÈRE DE VIVRE

À 15 ans, je rêvais d’être responsable de mon appartement, de mes repas, de mon budget… À 18 ans, j’étais enfin cet étudiant libre et autonome, partageant ma vie avec ma copine. Fini les « À table ! » inopinés et les sorties sur autorisation. Aujourd’hui, j’ai 20 ans. L’appartement est propre, nos comptes sont au vert. Je vis chaque jour un peu plus par moi-même. Et pourtant, ma vision de l’autonomie a changé. De nouvelles préoccupations grandissent en moi. Changement climatique, menaces sur la biodiversité, destruction des écosystèmes… Par mes lectures, je prends conscience du rôle actif de l’espèce humaine dans ces bouleversements. Les prévisions des scientifiques quant à leurs conséquences à moyen et long terme remettent en cause le mode de vie que j’essayais d’adopter. L’indépendance matérielle dont j’avais tant rêvé me semble aujourd’hui bien futile.
Pendant ma première année d’études, je me suis nourri d’aliments industriels ultra-transformés, j’ai travaillé dans des fast-foods et dépensé mon salaire pour m’habiller dans la fast-fashion – ces temples de la consommation aux conséquences environnementales si lourdes… Comment se dire autonome lorsque son mode de vie participe à un système que l’on ne cautionne pas ? Impossible de ne pas voir l’absurdité de l’obligation de produire pour avoir un revenu décent, alors même que produire rend invivable la vie sur Terre. Face à ces réalités aussi tristes que révoltantes, et parce que les « générations futures », c’est déjà la nôtre, j’ai décidé d’adopter un nouvel imaginaire de vie et d’entrer en transition écologique.
Mais quel chantier ! Déjà, la cuisine. Le jambon est bien pratique comme solution de repas rapide et efficace, mais les colorants pour le rendre rose ainsi que la consommation démesurée de ressources naturelles et les émissions de gaz à effet de serre causées par l’élevage de masse, ça ne me correspond plus. Pour diminuer mon impact sur l’environnement, je réorganise mon quotidien en cuisinant moi-même les repas de la semaine, à partir d’aliments bruts et sans emballages, et en tenant compte de la saisonnalité et du lieu de production. De cette manière, je me réapproprie ce que je mange et donne de la valeur à mes repas.
Face à ce défi, je prends conscience qu’une vie plus sobre peut aussi être désirable. L’an dernier, nous sommes partis avec ma copine neuf jours en voyage itinérant, parcourant 416 kilomètres à vélo le long de la Loire, de Paris à Tours, avec tentes et sacs à dos. De vraies « vacances en transition ». Quand on expérimente de nouvelles manières de voyager, et plus largement d’habiter le monde, un grand nombre de normes sautent. Sur mon vélo, je décide de ne dépendre que des éléments naturels, de la météo et de mon corps. J’apprends chaque fois l’humilité et le goût de l’effort, dont on ne peut attendre ni reconnaissance sociale ni mérite. Je me surprends à questionner un peu plus mon existence et à rêver d’un travail épanouissant et indépendant de sa valeur marchande.
La prochaine étape de ma transition écologique est de ne plus acquérir d’objets neufs. Cela me demandera une remise en question supplémentaire, mais j’ai confiance. L’écologie, ça n’est pas une contrainte. La mesure de mon impact environnemental devient une boussole pour la construction d’une vie qui me ressemble, plus sobre et plus consciente. Plus autonome, finalement.


Sécurité et Justice

Pauline, 21 ans, étudiante, Paris
GARDE À VUE APRÈS UNE MANIFESTATION :
17 HEURES D’’HUMILIATION

On sent le gaz qui arrive, on se déplace. On sent un autre gaz qui arrive, alors on se plaque contre un mur, serrés les uns contre les autres, pressés et secoués par la foule qui essaie de s’éloigner des fumées. Le visage brûle, les yeux piquent, difficile de les garder ouverts. On nous donne du sérum physiologique. Je vois un mec qui crache, les mains sur les genoux, les yeux injectés de sang, il essaie de respirer, les médics viennent s’occuper de lui. Dans la panique, je m’efforce de crier aux manifestants qu’il ne faut pas courir, car cela provoque des mouvements de foule. Je suis avec une amie, Lou, mais j’ai perdu mes autres compagnons de vue.
Nous cherchons une sortie. Il est 19h40. Nous demandons à une barrière de CRS. Ils nous indiquent d’aller vers la droite. Nous passons devant le métro Solférino. Plus de métro. Une poubelle brûle. On entend des annonces dans un haut-parleur. C’est la fin de la manifestation. Nous nous dirigeons donc vers la sortie, au bout d’une ruelle. Mais les CRSS bloquent l’accès. Nous entendons la première sommation, mais nous ne pouvons ni partir ni nous disperser. Le boulevard Saint-Germain est en train d’être gazé. Deuxième sommation, on ne nous laisse toujours pas passer par la seule sortie… Troisième sommation, des cartouches de gaz lacrymogènes fusent tout autour de nous. L’une d’elle tombe à moins d’un mètre de moi, deux autres à moins de cinq mètres. Nous sommes des dizaines agglutinés devant la sortie barrée en espérant… sortir. On ne peut presque pas bouger. Je suis à moins d’un mètre de la ligne de CRS. Le gaz nous fait tomber à genoux. Nous ne pouvons plus ouvrir les yeux. Nous les implorons de nous laisser sortir.
Au bout de cinq minutes, alors que nous sommes à bout de forces, une brèche s’ouvre et nous sommes une vingtaine à pouvoir quitter la manifestation. Nous courons. Deux rues plus loin, nous nous arrêtons, essoufflés. Je crache mes poumons, j’ai du mal à respirer, je m’efforce d’ouvrir les yeux pour appliquer du sérum. Lou récupère une fille à terre. Les policiers l’ont gazée à dix centimètres de ses yeux.
Nous sommes cinq filles de 18 à 25 ans, et une maman avec sa fille du même âge que nous. Voulant rentrer chez nous, nous cherchons un métro ouvert ou un moyen de sortir du périmètre. À une intersection de rues, nous apercevons les voltigeurs, à présent renommés les Brav-M. Ils nous foncent dessus. Dans la panique, le groupe se divise. Clem, une amie, tombe. Un Brav-M la matraque plusieurs fois à la jambe. Nous continuons notre course et sommes plaquées contre une porte. Les Brav-M sont extrêmement agressifs, ils crient et brandissent leurs matraques. Nous levons les mains et expliquons que nous essayons juste de rentrer chez nous. Ils nous demandent nos cartes d’identité. J’ai aussi deux attestations : une de déplacement et une de manifestation de la Ligue des droits de l’Homme.
Nous sommes sept contre une quarantaine de policiers. J’ai l’impression d’être une criminelle. Après avoir pris nos cartes, ils nous emmènent dans une rue occupée par des dizaines de Brav-M et plusieurs camions. Ils nous fouillent. Nous attendons plus d’une heure, sans la moindre information et avec l’interdiction d’utiliser nos téléphones. Il est 20h15. Un policier a pris le sien et nous filme en disant : « Hein, ça vous fait chier, hein, quand on vous filme à votre insu ! C’est chiant, hein ? On fait moins les malins, là… »
Plusieurs policiers éclatent de rire et se moquent de nous. Nous restons assises, sages, polies… Que faire de plus ? Nous ne savons pas pourquoi nous sommes là, ni si nous allons partir ou non. J’entends une discussion entre policiers. Le chef, sans se cacher, déclare : « La prochaine fois, tu vises la tête. »
On nous embarque dans un bus. Nous sommes vingt-trois personnes. On se demande mutuellement : « Pourquoi êtes-vous là ? » La réponse est unanime : « J’essayais de rentrer. » Après plus de trois heures d’attente, le bus part. Nous sommes sept filles à descendre au commissariat de Maubert-Mutualité. Nous demandons qu’un garçon vienne avec nous, car il est diabétique. Pour nous punir d’avoir demandé cette faveur, les policiers laisseront une fille aller seule dans un autre commissariat. À notre arrivée : alcootest et fouille intégrale. On nous enlève soutien-gorge, piercings, lunettes, chaussettes et parfois même les pulls avec cordons et chaussures. Nous ne savons toujours pas pourquoi nous sommes là. On nous répond : « Vous savez très bien pourquoi vous êtes là. »
Arrivées au commissariat à minuit, après plus de trois heures d’attente, nous pouvons enfin nous rendre aux toilettes. Accompagnées et sans papier. On nous demande si nous voulons un avocat, un médecin, et passer un appel à notre famille. Nos droits ne nous ont toujours pas été lus. On nous transfère dans une cellule, nous sommes sept dans onze mètres carrés avec quatre matelas. On nous informe avec le sourire que « l’unique couette n’a jamais été lavée ». Dans la cellule, il y a des traces de sang et de pisse, des poils et des cheveux, c’est très sale. Les policiers nous pointent comme responsables de l’état des lieux. C’est-à-dire : « Si vous étiez propres, ce ne serait pas comme ça. »
Depuis notre entrée dans le bus, nous avons perdu la notion du temps. À 4 heures du matin, un policier nous explique pourquoi nous sommes là : participation volontaire à un attroupement après les sommations de dispersion. Nous sommes ébahies devant l’aberration de la situation : il m’est reproché de na pas avoir obéi aux sommations, alors qu’il était impossible d’obéir puisque toutes les sorties étaient bloquées.
Pendant cette nuit s’enchaînent peur, doute, angoisse, panique, détresse, rires nerveux, faim, froid, soif, pleurs…

[…]

Au bout de dix-sept heures de garde à vue et plus de trois heures d’interpellation, on peut enfin sortir une à une. On me fait signer mon papier de sortie. C’est un rappel à la loi. Je ne dois pas commettre d’infraction ni de délit pendant six ans. En signant, je confirme la version des faits pour un délit que je n’ai pas commis. Le lendemain, je saurai que j’avais la possibilité de refuser de signer ce papier.
Je demande un document confirmant à mon école pourquoi je n’étais pas là. On m’indique que, si cela ne me convient pas, je peux retourner dans ma cellule. Je me dépêche donc de partir. Devant le commissariat, Clem et une autre fille m’attendent. J’appelle mes parents, mon copain, mes amis inquiets, mes camarades de classe que j’ai dû planter sans la moindre explication. On discute avec les filles de ce qui vient de se passer. Nous sommes devant un stand qui vend des crêpes. Le crêpier, qui a entendu toute notre histoire, nous les offre. Merci ! Mais, à ce moment, des policiers du même commissariat arrivent. Ils nous verbalisent pour non-port du masque : 135 euros ! On explique qu’on a enlevé nos masques pour fumer ou manger une crêpe. Leur réponse : « Mais oui, c’est ça, allez ! On vous a vues. » Ils nous posent plein de questions. On explique que nous sortons de garde à vue et que nous attendons la dernière d’entre nous, encore emprisonnées et sujette à des crises d’angoisse. Ils nous disent qu’on est « un peu concons de pas avoir compris que la manifestation était illégale ». Mais elle était légale jusqu’à 20 heures et on a cherché à en sortir dès 19h30 ! En vain.
Alors nous rentrons chez nous déboussolées, épuisées… et remplies de haine.