FloriLettres

Extraits choisis - « Mahmoud ou la montée des eaux » d'Antoine Wauters

édition décembre 2021

Lettres et extraits choisis

Antoine Wauters
Mahmoud ou la montée des eaux

Éditions Verdier, 2021

 

Les couloirs verts et or de ma lampe torche

1

Au début, les premières secondes, je touche toujours mon cœur pour vérifier qu’il bat.
Car j’ai le sentiment de mourir.

J’ajuste mon masque, me tenant à la proue.
Je fais des battements de jambes.
Le vent souffle fort.
Il parle.
Je l’écoute parler.
Au loin, les champs de pastèques,
le toit de la vieille école et des fleurs de safran.
L’eau est froide malgré le soleil,
et le courant chaque jour plus fort.
Bientôt, tout cela disparaîtra.
Crois-tu que les caméras du monde entier se déplaceront pour en rendre compte ?
Crois-tu que ce sera suffisamment télégénique pour eux, Sarah ?
Qu’importe.
Agrippé à la proue, je vois mon cabanon, une vache qui paît en dessous des arbres, le ciel immense.
Tout est loin.
De plus en plus loin.
J’enfile mon tuba. Je fixe ma lampe frontale afin qu’elle ne bouge pas.
Et je palme lentement pour maintenir mon corps d’aplomb.
Je prends ensuite une grande, profonde respiration, et tout ce que je connais mais que je fuis, tout ce que je ne supporte plus mais qui subsiste, tout ce qui nous tombe dessus sans qu’on l’ait jamais demandé, je le quitte.
Une sensation exquise.
La meilleure.
Bientôt, je coule, je disparais mais je n’ai plus peur car mon cœur s’est habitué.
L’eau me porte, pleine de déchets. Je les ignore.
Des algues mortes.
Je les ignore.
Je ne veux rien voir de la nuit.
Tout est jaune et vert trouble à ces grandes profondeurs. L’eau de plus en plus froide.
Pure.
Si j’éteignais ma lampe, il ferait noir,
Et en dehors des bulles d’air que je relâche
Parcimonieusement et du plancton tout contre moi,
Il n’y aurait rien.
Je palme encore.
À cet endroit de la descente, je pense à toi dans
notre lit, immobile sans doute, ou sous le prunier,
en train de lire  les poètes russes que tu aimes tellement.
Maïalovski,
Akhmatova.
Ton cœur est un buisson de lumière chaque fois que
tu lis les poètes russes.

Et moi je n’arrive plus à te dire que je t’aime.

 

Alep

15

Dix-heures.
Plus question de plonger.

Quelques pas autour de la balancelle, c’est bien.
Ensuite me rasseoir.
Peu respirer.
Peu dire.
Peu penser.
Je regarde la vie contenue dans un seul brin d’herbe,
l’architecture d’une fleur dont j’ignore le nom,
la perfection de ses pétales, un scarabée courant
se réfugier dans l’espace clos
d’une pomme de pin.

Je converse avec le pin qui abrite une nuée d’oiseaux.
Et avec les balles qui sifflent et envoient leur plumage
au ciel.

D’où viennent-ils ?
Qu’ont-ils vu ?
Et toi, vieux pin, que ferais-tu à ma place ?
Reprends ton souffle, idiot.
Et cesse de te tourmenter.

Qui te tuerait, hein ? Qui tuerait le vieil Elmachi
assis sur sa souche ? Face au ciel. Face à rien.

Avec un peu de chance, tu n’es même plus visible.
Vingt heures.
Ma tache ouvre les yeux.
Elle me blesse et ne veut pas dormir.
Se peut-il que ma tombe commence là, sous cette
brûlure que me fait le soleil ?

Chut.
Plus loin, des combattants.
Le bruit acharné de leurs cris, près du barrage,
qu’ils bardent d’explosifs, fragilisent et malmènent,
afin de faire du déluge le point final.
[...]