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Extraits choisis - « De parcourir le monde et d'y rôder » de Grégory Le Floch

édition novembre 2020

Lettres et extraits choisis

Avertissement

Je savais que la hauteur à laquelle je vivais – le huitième étage – conjuguée au bruit infernal de la circulation dans l’avenue empêchait toute voix humaine isolée de monter jusque chez moi – et inversement de descendre de chez moi jusque dans la rue, comme j’en avais fait l’expérience, quelques jours plus tôt, en insultant les passants de ma fenêtre sans qu’aucun d’entre eux ne daigne lever la tête et prêter attention aux efforts considérables et insensés que je déployais et qui m’avaient cloué au lit presque sans vie et le corps dévoré par la fièvre, le soir qui avait suivi –, et pourtant j’ai cru entendre quelqu’un hurler mon nom, puis un « Eh ! », ou un « Oh ! », qui m’a fait bondir et dévaler les huit étages de la tour, incapable de dire si j’allais étrangler ou embrasser celui qui m’avait appelé, et j’ai dévalé les marches, excité comme un chien à qui l’on a lancé une balle, je suis arrivé sur le trottoir brûlant, cherchant parmi ceux qui s’y trouvaient celui qui avait bien pu m’appeler, quand une femme sans nez est passée devant moi. Je l’ai suivie sur le trottoir, marchant à côté d’elle, fasciné par ces deux trous béants qui s’aplatissaient sur sa face ridée et sans relief, par ces deux grottes sombres que le soleil détestable en ce mois d’août, qui me cuisait les bras et la nuque – mais surtout les bras et le dos des mains –, ne parvenait pas à éclairer comme s’il avait pitié d’elle et refusait, par amour, de révéler aux yeux trop curieux des passants l’intimité grouillante et moite qui s’y dissimulait. J’ai voulu l’arrêter pour lui dire combien j’étais jaloux de sa complicité avec le soleil et combien j’aurais aimé, moi aussi, qu’il me protège avec autant de précaution. Mais je lui ai lancé de loin et sur un ton de reproche :
— Salope ! Et je lui ai craché au visage.


J’ai trouvé la chose

Je marchais sur le trottoir, donc, empêché par la foule d’avancer, quand une chose au sol a attiré mon regard. Je me suis penché, ai ramassé cette chose et l’ai approchée de mes yeux pour l’examiner. Mon cœur battait fort de ne pas savoir ce que je venais de découvrir et qui ressemblait – sans l’être – à une sorte de pièce de monnaie, molle et irrégulière, ou plutôt à un petit organe de souris, comme un estomac ou une rate. Je me suis dit que cette chose devait être un objet de valeur, un objet important, qu’un passant – pour tout un tas de raisons – venait de faire tomber de sa poche, et j’ai aussitôt arrêté la femme qui marchait devant moi pour lui montrer l’intérieur de mes mains.
— C’est à vous ? Mais la femme ne m’a ni répondu ni regardé et, tout en s’écartant, elle a accéléré le pas pour s’éloigner 1.
J’ai observé la chose dans mes mains, presque idiot, le regard fixe, avant d’arrêter un autre passant.
— C’est à vous ? Mais, comme la femme, l’homme s’est enfui, sans un mot ni un coup d’œil. Immobile au milieu du trottoir, gênant malgré moi le passage, j’ai embrassé la rue d’un regard circulaire, à moins que ce ne soit l’avenue ou le boulevard, car dans ce quartier que j’habitais, il existait, réunis comme en un troupeau de moutons dont on ne parviendrait pas à reconnaître chaque bête si d’aventure elles nous étaient présentées une par une, une rue, une place, un boulevard, une impasse ainsi qu’une avenue portant tous le même nom, un nom absurde, sans fondement, un nom incompréhensible, comme tombé du ciel : Job. Cette homonymie avait pour conséquence de faire de mon quartier un labyrinthe. Ce n’est pas seulement que je confondais les noms et disais, pensais ou écrivais – j’écrivais peu de toute façon – rue Job en lieu et place de boulevard Job, mais c’est qu’entre toutes ces voies j’étais bien incapable de dire laquelle possédait une boîte aux lettres, laquelle descendait vers la gare, ou encore laquelle longeait le supermarché où je travaillais. Et chaque jour, je me perdais, n’apprenant rien de mes erreurs, échouant toujours là où je ne le voulais pas, ne comprenant rien ni au tracé ni à l’entremêlement de ces voies qui, dans mon esprit, parfois, ne cessaient de se croiser quand, de toute évidence et à d’autres moments, elles refusaient, le plus souvent, de donner l’une sur l’autre. Cette confusion, à force d’habitude, était devenue ma façon de vivre. Et pourtant, alors que tout semblait indiquer que la chose que je venais de ramasser avait été jetée là, fortuitement, faute d’avoir trouvé une poubelle à proximité, comme si le regard en forme de cercle que j’avais dirigé sur la rue avait accroché à son passage une révélation, s’est imposée ce jour-là à moi l’idée qu’une obligation morale – émanant de la chose, ou de moi-même, ou possiblement d’ailleurs – m’imposait très impérieusement de restituer cette même chose à son propriétaire, sans quoi 1/ je ne serais plus un homme, 2/ le monde ne serait plus le monde, et finalement 3/ il ne me resterait plus qu’à retourner chez moi pour sauter du haut du huitième étage.

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1. J’ai bien conscience de l’impolitesse qu’il y a à interrompre un récit à peine commencé – d’autant plus que, par cette note, je ne compte pas apporter d’éléments nécessaires à sa compréhension ou à son développement –, si bien qu’il serait peut-être plus judicieux pour le lecteur de l’ignorer et de passer outre. Mais il me semble capital que soit formulée ici et de façon catégorique l’impardonnable culpabilité de cette femme qui, me voyant les mains tendues vers elle, n’a pas jugé bon de me répondre et, quand bien même elle n’aurait pas su, à l’instar de beaucoup d’autres dans la suite de mon récit, identifier la nature exacte de cette chose, elle aurait moralement dû me répondre, ne serait-ce que par un mot, et quand bien même elle n’aurait pas su lequel, elle n’avait qu’à en prononcer un, au hasard, plutôt que de m’infliger le silence et l’indifférence, car, en ne répondant rien et en ne me regardant pas, elle a ouvert en moi une faille, une béance qu’un humain ne devrait jamais ouvrir chez un autre humain, au risque d’en faire un monstre.

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J’ai interrogé une dizaine de personnes, n’arrivant pour aucune d’entre elles à les intéresser à ce que je leur montrais, trouvant toutefois du réconfort dans l’idée que, si cette chose leur avait appartenu, elles l’auraient au moins reconnue et ne m’auraient pas ignoré. Mais l’indifférence des piétons a commencé à provoquer en moi une de ces crises qui, lorsqu’elles me prenaient tout en haut de ma tour, me faisaient dévaler les huit étages pour me jeter dans la foule, à la recherche d’un individu, mâle ou femelle – peu importe –, avec lequel je pourrais, en discutant, débattant, raisonnant, faire passer la crise, car ce n’est qu’en me frottant aux autres, en me vidant d’un excès de mots, que je suis toujours parvenu à m’en défaire. Mais il est illusoire de croire qu’une seule personne en soit capable et, bien que les journaux et les magazines crient à l’exceptionnalité de chacun, j’ai pu vérifier par moi-même que cette soupe-là n’était que de la foutaise, que les êtres sont souvent décevants et impuissants et qu’il faut bien une dizaine, et parfois même une vingtaine de personnes, pour réussir à éradiquer la crise, qui, ce jour-là, sans ces dix à vingt personnes auxquelles je me suis accroché, rebondissant de l’une à l’autre, m’aurait fait remonter mes huit étages pour, à cette occasion-ci encore, me jeter par la fenêtre 2.