FloriLettres

Entretien avec Bernard Giraudeau. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition mai 2009

Entretiens

Bernard Giraudeau est né à la Rochelle. Acteur et cinéaste, il réalise des longs métrages, L'Autre et Les Caprices
d'un fleuve
, ainsi que des documentaires dont La Transamazonienne, Esquisses philippines, Un ami chilien. Écrivain, il est l'auteur, notamment, des Contes d'Humahuaca, du Marin à l'ancre, des Hommes à terre et des Dames de nage (Métailié).
[Bernard Giraudeau est mort un an après notre entretien, le 17 juillet 2010.]


« Cher amour » est le titre de votre cinquième livre qui vient de paraître aux éditions Métailié (Le Marin à l’ancre, Les hommes à terre, les Dames de nage, les contes d’Humahuaca). Comme pour le Marin à l’ancre, vous avez choisi la forme épistolaire plutôt que le journal ou le carnet de voyage, quoique les deux genres littéraires soient intimement liés dans votre récit… Dans Les Hommes à terre, il est aussi question de lettres et de cartes postales…
La forme épistolaire convient-elle au voyageur ? La lettre
est-elle une manière de conjurer l’absence ?

Bernard Giraudeau Il me semble que la lettre, ou même la simple carte postale, est un mouvement vers l’autre, le meilleur moyen pour partager des émotions, partager ce que l’on vit. J’aime utiliser la forme épistolaire parce qu’elle induit toujours, à un moment donné, une attention précise. Elle est une pensée pour l’autre. Quand le voyageur écrit une lettre, c’est un peu comme s’il prenait des notes pour son correspondant. Conjurer l’absence ? Sans doute. En ce qui me concerne, il s’agit probablement de l’absence de l’amour. Pendant un certain temps, l’amour n’a été qu’un fantôme, un lointain mirage pour devenir ensuite une réalité.

Vous écrivez « les retours sont toujours titubants… Il faut du temps pour revenir… la navigation au vent avait ce respect du temps à retenir ou à oublier ». C’est un peu comme avec le courrier classique, on affronte l’absence et la durée par opposition à cette immédiateté moderne du voyage ou de la communication électronique…

B.G. En effet. Pour ma part, je ne suis pas encore prêt à correspondre par le biais de l’ordinateur. Je ne me raccroche pas à la prou d’un navire car je suis encore en train de regarder le sillage. J’ai besoin d’écrire sur du papier pour prendre des notes, et préfère le stylo au clavier pour correspondre, la feuille à l’écran. Je me suis aperçu qu’avec l’écriture manuscrite le premier jet a souvent un sens, même s’il est bien sûr à retravailler. Avec l’ordinateur, il me semble qu’on doit être plus appliqué, au détriment d’une certaine spontanéité. Et il y a si peu de charme que je ne me sens inspiré d’aucune sorte. Quand je suis devant un écran pour écrire un mail, tout s’échappe de moi.

Dans Cher Amour, l’écriture épistolaire permet ces allées et venues entre Paris et l’ailleurs, l’Amazonie, le Chili, L’Indonésie, Djibouti, le Cambodge… Avec la correspondance, le temps devient un espace de potentialité, un lieu possible…

B.G. Oui, on abolit une distance, un temps. Ce n’est pas dans le sens du raccourci, mais dans celui de l’intemporel. Il y a aussi, bien évidemment, cette notion d’un lieu possible.

Cette inconnue prend place dans votre présent…

B.G. Elle prend place dans mon présent car parfois, j’en ai simplement besoin. Elle est une bouée à laquelle je me raccroche, à laquelle je parle, j’écris, pour dire ce que ce je ne peux partager avec mon entourage immédiat. Elle est une réalité encore très fragile, un miroir qu’il ne faut pas briser en cours de route.
Cet Amour-là avec un grand A est une plénitude, une patience difficile à atteindre. Cet amour est à deviner, à dessiner ou à sculpter. J’aurais pu rêver, imaginé de construire un personnage féminin roux aux yeux verts ou une noire peule avec des yeux multicolores ! Cependant, j’ai choisi d‘évoquer une femme aux cheveux châtains et aux yeux noisettes, non sans charme mais plus ordinaire, universelle en quelque sorte, et qui laisse place à  l’imaginaire. Cet Amour doit nous amener à une réflexion et à une acceptation.

L’inconnue à qui vous vous adressez, cet interlocuteur muet, ne serait-elle pas l’histoire, l’écriture elle-même ?

B.G. Cette inconnue est l’ensemble, la symbolique même de ce qu’est l’amour. C’est l’amour du théâtre, du voyage, des rencontres, de la beauté, de la musique, l’amour de ce qui peut être magnifié dans la vie. Cet interlocuteur muet prénommé « Cher amour » est tout ce qui peut nous bonifier, nous enrichir, nous faire grandir. On écrit toujours pour quelqu’un, et même si c’est pour raconter nos souffrances. Je crois que l’être se grandit en essayant de partager ce qu’il y a de plus profond en lui. C’est une adresse à l’autre car sans l’autre il est difficile d’avoir une véritable existence.

Une adresse à soi-même ?

Certainement, il y a une part à soi-même. On s’interroge sur un certain nombre de choses, on note ce qui paraît nécessaire. Le carnet de voyage est une forme de méditation, une forme de prière aussi qui peut permettre de comprendre le mouvement de la vie. 

« Peut-être vous mentirai-je un peu, mentir un peu c’est être très près de la vérité » écrivez-vous en préambule… Peut-on parler de récit autobiographique ?

B.G. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un récit romanesque dans lequel je dis « je » et ce « je » met parfois l’accent sur ma propre existence mais il raconte aussi les débordements possibles, les histoires des autres. Ce récit met en scène une correspondance avec Madame T. qui est une fiction absolue. Le théâtre et les voyages sont des passages véridiques, mais finalement, quelle importance ! La frontière est floue entre l’autobiographie et la fiction. On est nourri de ce qu’on a vécu mais également de plein d’autres choses qui nous submergent et qui font croire aux autres ce qu’on n’a pas forcément fait. L’exactitude des événements n’a pas beaucoup d’importance. L’important, c’est ce regard que l’auteur peut porter ou rapporter.
Quand je dis abandonner le « jeu » pour le continent du « je », il s’agit vraiment d’un questionnement sur soi. Est-ce qu’on arrive à se reconnaître à travers cet écheveau complexe et ces chemins uniques ? On peut se reconnaître dans le récit, dans l’écriture d’un auteur qui est très différent de soi. Quand je lis Pessoa ou Michaux dont les propos peu tendres d’Ecuador m’avaient choqué de prime abord, je m’aperçois qu’il y a des émotions, des sensations communes.

Qu’est-ce qui vous pousse à écrire ?

B.G. Ce qui me pousse à écrire c’est le plaisir. J’aime prendre des notes au cours de mes lectures et m’approprier un thème ou une phrase pour ensuite les adapter à ma propre vie, à mon écriture. Nicolas Bouvier disait : « Il y a des livres qui vous donne envie de vous mettre au travail ». C’est exactement ça. J’ai eu envie de partager mes voyages et j’ai écrit à ce sujet tout en prenant à chaque fois une direction différente. J’utilise le voyage comme un élément, un matériau qui me permet d’écrire des histoires d’amour, des tranches de vies illustrées par des passages historiques… Écrire sur mes voyages est pour moi davantage une quête qu’un simple récit avec ses descriptifs.

Il est question dans ce livre de voyages au bout du monde – vos documentaires « Carnets de voyage » seront l’aboutissement de cette caméra presque toujours présente –, de tournages sur lesquels vous ne vous attardez pas, de théâtre surtout, que vous nommez « le voyage immobile ». Quand ce « voyage » s’arrête, vous dites être « frappé soudain par le retour au quotidien ». Il est question également du voyage sur le lit d’hôpital, pour « mettre la douleur au repos »…

B.G. Oui, tous ces voyages sont effectivement dans ce livre. J’ai réalisé des documentaires pendant des tournages de films où j’étais acteur et à la suite de propositions qui m’avaient été faites. Je ne savais pas à l’avance ce que j’allais écrire. J’allais mieux et j’avais envie de composer des carnets de voyages, me disant que ce n’était pas trop difficile grâce aux nombreuses notes que j’avais déjà accumulées. Une façon d’emmener avec moi le lecteur en promenade ! Puis, j’ai souhaité raconter une histoire d’amour, et j’ai imaginé la partager avec quelqu’un, ou même l’adresser à quelqu’un. J’ai aussi voulu évoquer dans mon livre ce voyage magnifique qu’est le théâtre, parler du jeu de l’acteur, de ce que moi j’ai vécu sur le plateau, de ces pièces importantes qui ont ponctué ces dernières années, Becket, ou l'honneur de Dieu et Richard III. Tout cela s'est enchaîné.
Il y a parfois une ivresse douloureuse, de longues répétitions dans le doute, un personnage qui ne vous laisse aucun repos, une évidence du jeu à trouver… Quand vous êtes sur scène, c'est incroyable, quasi transcendantal et le public vous met en état d’apesanteur… Alors, quand ça s’arrête, vous n’êtes pas tout de suite dans la réalité. Revenir d’un voyage ou du théâtre, c’est la même chose, vous êtes déphasé. Il y a toujours un temps de réadaptation et le retour au quotidien est un retour à l’anecdotique qu’il est souhaitable d’apprendre à regarder autrement.

Vous écrivez à propos d’Henri II Plantagenêt et Thomas Becket (p.155) : « C’est difficile de vivre avec un roi, un acteur cinéaste qui ne sait plus qui il est. Pas tout à fait un autre et pas tout à fait lui-même. ». Est-ce que les voyages vous permettent de vous retrouver, de savoir qui vous êtes, de « revisiter cet étrange continent du Je » dont vous parliez ?

B.G. Il est difficile de ne pas être soi-même quand on voyage, puisqu’on n’est pas en démonstration mais « en porosité ». C’est d’ailleurs peut-être là où on est le plus soi-même. En même temps, le théâtre vous emmène dans un voyage obsessionnel. Richard III ou Thomas Becket sont des personnages qui demandent du travail, qui vous obsèdent, hantent vos pensées et vous harcèlent. C’est très difficile de se débarrasser de ce roi, on devient un peu lui. Quand j’ai embarqué sur le porte-hélicoptère la Jeanne d'Arc avec lequel j’avais déjà fait deux fois le tour du monde, Richard III s’accrochait à moi. Je croyais que j’étais capable de l’oublier, mais il était là, je l’avais sur les talons. Il y a un phénomène étrange qui s’est produit le dernier jour des représentations, une impression de se débarrasser de quelque chose…

Comme avec un livre sur lequel on inscrit le mot « fin » ?

B.G. Quand je finis un livre, je ressens plutôt une sorte de baby blues que je n’ai pas au théâtre mais que j’éprouve également après un voyage. Je me sens un peu démuni. Alors qu’à la fin des représentations théâtrales, il y a quelque chose qui a lâché, on passe à autre chose… C’est plus accessible pour moi, plus évident à dire.

Après avoir été nommé écrivain de marine, vous êtes donc retourné sur le navire la Jeanne d’Arc sur lequel vous étiez mécanicien de la machine arrière…

B.G. Oui, et je récitais Richard III sur la Jeanne où j’avais de longs moments de tranquillité… C’était assez amusant – si on peut dire – de répéter Richard III sur ce bateau, puis après chez le chef des Khmers rouges Pol Pot. Tous ces personnages sont des êtres d’invention issus de la vérité des hommes, de l’histoire des hommes. Avec les grands auteurs comme Shakespeare, on est dans quelque chose de palpable même si on est dans une métaphysique.
Quand on est nommé écrivain de marine, on a l’occasion de remonter sur le navire, et on devient capitaine de frégate. Pour un ex-quartier-maître mécanicien, c’est une étrange promotion. Je suis donc revenu sur ce bateau quarante ans après. Je ne crois pas finalement que ce soit une bonne chose de fouiller la mémoire et de ressentir à nouveau cette ambiance de mécano. Il faut laisser cette réalité dans l’imaginaire car de toute façon, elle n’est plus. Je me suis même demandé si j’avais été ce jeune homme, j’ai pensé que c’était un autre. Évidemment, des souvenirs, des odeurs resurgissent avec force. Mais tout ça ce sont des rôles, même le dernier, sur mon lit d’hôpital, c’était un rôle.

Vous parlez justement de cécité et d’aveuglement sur votre lit d’hôpital…

B.G. Les rôles sont des voyages et le dernier me permet de rencontrer la femme dont je rêve… Sur mon lit d’hôpital, je me suis rendu compte qu’en jouant cet aveugle, c’était l’aveugle que j’étais depuis longtemps, celui qui ne voyait pas le quotidien, l’ordinaire, qui n’était pas attentif à l’essentiel. Pour la première fois, j’étais un aveugle qui voit, découvre et s’attendrit. Je crois que la maladie a un sens au moment où elle arrive. Elle doit nous permettre d'ouvrir un certain nombre de fenêtres, de portes, de tenter d'être soi.

J’ai ressenti dans votre écriture, une douceur, une fluidité, à laquelle se mêle pourtant un contenu brutal, terrible, des drames et souffrances contés, la misère, la désespérance…

B.G. J’ai beaucoup travaillé ce texte, contrairement à mon premier récit, Le Marin à l’ancre, où j’ai préféré livrer une écriture âpre, presque un premier jet. À l’époque, je ne savais pas que j’allais continuer à écrire. J’ai voulu ensuite aborder les nouvelles pour voir si j’étais capable de faire un court récit. Puis, il y a eu Les Dames de nage. Anne-Marie Métailié avait insisté pour que je lui donne à lire mes notes et s’est aperçue qu’elles formaient des histoires, qu’il y avait là un livre !
Depuis, je me suis mis à travailler pour arriver à dire l’âpreté de la réalité, l’amener comme une évidence, exprimer la crudité avec fluidité. Par exemple, c’est l’impossibilité de se révolter qui m’a fait écrire ainsi le passage sur la décharge de Manille. Il y avait sur cette plaine et ces montagnes de déchets immenses, un coucher de soleil inouï, l’immonde absolu était magnifique de beauté et de douceur. Comment écrire ça, arriver à rendre cette impression ! Les expériences de la vie et les accidents de parcours vous font abandonner un peu la férocité immédiate. Aujourd’hui, ce serait pour moi une régression de me mettre en colère en ne sachant plus ce que je dis. Je voudrais pouvoir exprimer, écrire ma colère de façon à ce que l’on en sente la profondeur, la vérité.

La lettre est aussi le prétexte aux récits romanesques, aux tranches de vies racontées, celles de ces femmes héroïques ou cruelles : Isabel Godin, Inès de Suares, Cusisigna la princesse Plaisir, la Quintrala…

B.G. Il existe des documents sur le procès de la Quintrala qui a toujours été protégée par l’argent. Aujourd’hui, l’injustice est signifiée par la lenteur, autrefois c’était par la corruption. Cette femme m’a fasciné parce qu’elle était une amoureuse de la chair. Si elle pressentait le moindre danger, elle tuait ses amants. À l’instar de Gilles de Rais, tuer était sans doute pour elle orgasmique. Elle n’a pourtant jamais supprimé son mari qu’elle trompait magistralement. Il était complice de ses meurtres.

Comment en êtes-vous arrivé à parler de ces femmes ?

B.G. C’est au cours de mes lectures ou de mes conversations avec mon ami Osvaldo – je le cite à propos du Chili – que j’ai relevé ces morceaux de vies incroyables. Il y a des histoires d’amour édifiantes comme celle d’Isabel Casa Mayor. Alors âgée de treize ans, elle tombe amoureuse de Jean Gaudin, le cousin de l’astronome et du grand Charles de la Condamine… Jean épouse Isabel en 1741, elle a quatorze ans. Elle était assez connue parce qu’elle venait de l’une des familles les plus riches de la petite colonie espagnole. Elle choisit cet homme qui, peu doué pour les affaires, dilapide sa dot et part seul pour Cayenne dans le but de s’y installer et préparer le terrain pour son épouse. Elle ne pourra le rejoindre que dix-huit ans plus tard, après un périple inimaginable. J’ai choisi ces histoires parce qu’elles se sont passées là où je suis parti, mais il y en a bien d’autres encore.

Vous écrivez que ça n’a pas été dit et que vous allez un peu inventer…

B.G. Effectivement, mais je me suis rendu compte que je n’inventais pas tant que ça. C’est assez troublant d’ailleurs. On n’est pas loin de la vérité car on a des éléments géographiques, un contexte et un décor. Dire, par exemple, que Monsieur Gaudin a été un homme fidèle pendant 18 ans serait sans doute une pure invention, mais ce n’est pas très important. Cet amour semble plus fort que tout. La beauté d’une histoire d’amour n’est pas dans ce qui est dit mais dans ce qui est caché.

Vous employez à plusieurs reprise le verbe « conter », dès le début du livre en vous adressant à Madame T. et à propos de la « frustration du cinéaste » (p.98) : « C’est la frustration du cinéaste que de ne pas pouvoir approcher ce qui est au-delà des apparences. C’est pour cela que je vous écris, Madame, pour vous conter ce qui est derrière la réalité visible, que ma boîte à images ne vous dira jamais »…

B.G. J’aime raconter des histoires. Alors que je me documentais sur les vies de Casa Mayor et d’Inès de Suarez, je ne pouvais m’empêcher de conter ces récits à des amis. Je me suis aperçu combien ils étaient fascinés par ce qu’ils entendaient. La vie d’un personnage du XVIIème siècle s’apparente davantage au conte qu’à la biographie…
La caméra ne peut effectivement pas aller aussi loin que l’écriture, et c’est pour cette raison que j’ai eu besoin de rajouter des commentaires ou de la musique dans mes documentaires. L’image rétrécie beaucoup et le talent du cinéaste est de faire en sorte que ce petit cadre ramassé soit le plus suggestif possible. Il s’agit de raconter une histoire précise dans laquelle le spectateur peut donner libre cours à son imaginaire.

Vous parlez à propos du cinéma, de ce « trouble sentiment de ratage après chaque expérience » et à propos du théâtre, vous écrivez : « Madame, il faut vous dire que je n’ai pas été content de moi encore une fois. Je ne suis jamais content, me direz-vous… » Avez-vous le même sentiment quant à l’écriture ?

B.G. Non, parce qu’avec l’écriture, il y a un façonnage, une possibilité de revenir sur l’ouvrage. La phrase est là, je peux la relire, y revenir plus tard. Je ne suis pas satisfait ou insatisfait, je travaille jusqu’au dernier moment. Bien sûr, on peut toujours dire qu’il manque des éléments mais j’ai appris à ne plus être le perfectionniste de l’impossible. Tandis qu’au théâtre, si un soir j’ai l’impression d’avoir raté mon jeu, c’est trop tard, je  l’ai déjà partagé. Du coup, j’éprouve une sorte de déséquilibre. C’est aussi la preuve d’un orgueil démesuré parce que j’ai eu un véritable partage avec le public. Il faut alors accepter ses faiblesses, ses fragilités, ce qui est difficile à faire quand on veut jouer les héros. Quant au cinéma, en tant que réalisateur, on est proche de l’écriture. En tant qu’acteur, on n’est pas tout à fait maître de soi, il y a un monteur, un réalisateur, une caméra, et tout est bluff. On peut tricher pour raconter ce qu’on veut. On peut faire en sorte que deux visages se regardent alors qu’ils n’ont pas été filmés au même moment ni au même endroit et donner un sens à leurs échanges. Il est donc possible avec le cinéma de mentir. L’acteur n’est qu’un petit élément parmi tant d’autres.

Vous dites aussi : « Je ne peux pas filmer l’ennui ».

B.G. Beaucoup de cinéastes ont essayé de le faire et c’est très ennuyeux ! Pour moi, l’ennui est la négation même de ce qui est. L’ennui est terrifiant parce qu’on est dans l’impuissance, l’inaction. S’ennuyer serait peut-être comme un regret, s’ennuyer ici de ne pas avoir une autre vie, s’ennuyer de l’ailleurs. Finalement, je ne peux pas le filmer car je n’arrive pas à en donner une définition.

Vous allez participer début juillet au festival de la correspondance de Grignan…

B.G. À Grignan, je vais lire les lettres de Pavese et faire un café littéraire à propos de Cher Amour. Je suis ravi de ces lectures car là aussi, il est question de partage.

Travaillez-vous déjà à d’autres projets, cinéma, théâtre, livre ?

B.G. J’ai des notes éparses à remettre en ordre. Mais mon principal projet est de vivre, et il y a beaucoup de travail pour arriver à vivre normalement. Je ne crois pas être encore prêt à monter sur scène et ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Quant au cinéma, il faudrait que ce soit un rôle étonnant avec des gens sympathiques, histoire de passer un agréable moment. Je n’ai pas de vrai projet, si ce n’est de profiter de ce qui m’est donné. Je trouve maintenant que la vie est trop précieuse. J’ai eu ma période d’extrémisme physique, que ce soit en mer ou en montagne. J’ai flirté avec le bord de l’abîme pendant pas mal de temps, avec ce pied de nez à la mort, toujours, jusqu’au moment où elle m’a dit « voilà, j’arrive ». Je n’ai pas pour autant davantage peur de la mort, au contraire. Sa proximité m’a permis de découvrir d’autres choses, de modifier mon regard sur la vie, de mettre un terme à ma frénésie, à mon perfectionnisme exacerbé.