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Marie Bonaparte, Sigmund Freud, Correspondance intégrale. Par Gaëlle Obiégly

édition octobre 2022

Articles critiques

La correspondance entre Marie Bonaparte et Sigmund Freud fait partie des rares documents majeurs encore méconnus. Marie Bonaparte a précieusement conservé les lettres de Freud et récupéré les siennes après son décès, en y ajoutant même celles qu’elle ne lui avait pas envoyées. Notamment la dernière, écrite le jour de la mort de Freud survenue le 23 septembre 1939. Déposées en 1964 par l’intermédiaire d’Anna Freud à la bibliothèque du Congrès de Washington, aux États-Unis, ces lettres ont depuis longtemps suscité le plus vif intérêt mais personne n’avait pu les consulter puisqu’elles étaient réservées de communication jusqu’en 2020. Il s’agit de l’une des plus volumineuses et des plus denses correspondances que Freud ait entretenues. Près de mille lettres, écrites en allemand pour Freud, en français puis en allemand pour Bonaparte, ont été échangées. Marie Bonaparte est à l’origine de près de deux tiers d’entre elles. À l’inverse de Freud, elle étend ses pensées, approfondit ses impressions. Soit au début, soit à la fin de chaque lettre, elle décrit son environnement et son état intérieur. Elle est prolixe et aimante ; il est modéré. L’asymétrie de ton entre les deux épistoliers rappelle celle de Rilke et la jeune poétesse Anita Forrer. Tout comme Rilke envers son admiratrice et disciple, Freud tente de détourner Marie Bonaparte de la lecture intensive de ses ouvrages. Il l’appelle parfois Mimi, c’est son surnom de petite fille. Elle le nomme mon cher père. Mais cette intimité n’est pas immédiate, elle s’est construite au fil du temps, au fil des séances. Car ces lettres poursuivent le travail psychanalytique mené sur le divan du 19 Berggasse à Vienne ou au Semmering, lieu de villégiature de la famille Freud. Les premières années nous plongent dans l’intimité de la cure car nous sommes face à de véritables consultations épistolaires. Marie Bonaparte écrit à son analyste entre les séances et lui livre ses dernières interprétations sur l’évolution de sa cure. En parallèle, les échanges portent sur la diffusion de la psychanalyse en France où Bonaparte est rapidement considérée comme l’ambassadrice de cette discipline. Elle rapporte à Freud la vie mouvementée du groupe parisien et développe une stratégie éditoriale pour la traduction de ses œuvres. Cette femme a toujours recherché la compagnie d’hommes de lettres et de sciences. Elle s’investit totalement dans la relation avec le neurologue viennois, comme elle a pu le faire avec d’autres scientifiques. Totalement, c’est-à-dire affectivement, intellectuellement, financièrement. Dans la troisième partie de la correspondance, qui couvre les quatre dernières années de Freud, on voit Marie Bonaparte mettre désormais l’essentiel de sa vie et sa fortune au service du fondateur de la psychanalyse. Elle s’occupe intensivement de la diffusion de son œuvre. De nombreuses lettres sont consacrées à des questions de traduction, aux hésitations quant aux choix éditoriaux. La maison Gallimard publie et souhaite publier tous les ouvrages mais Freud, qui est sans vanité, se tournerait volontiers vers de plus modestes maisons d’édition à vocation scientifique.

Si cette correspondance entre Marie Bonaparte et Sigmund Freud est passionnante du début à la fin, cela tient à sa variété. De nombreux sujets, en effet, y sont abordés ; psychiques, sociaux, intellectuels, canins, paysagers, des plus triviaux aux plus élaborés. Elle apporte aussi de nombreuses informations sur les démarches de Marie Bonaparte pour développer la psychanalyse en France ; elle nous offre aussi la possibilité d’être les témoins privilégiés du déroulement d’une cure analytique, d’entendre les voix de Freud et de sa patiente et d’entrer dans leur intimité. Mais son intérêt dépasse le seul domaine de la psychanalyse freudienne et permet au lecteur d’explorer un pan d’histoire intellectuelle et culturelle. C’est aussi un témoignage original sur les mœurs de la vie bourgeoise à Paris et à Vienne, de celles du gotha européen, de la montée du nazisme et de la fin d’un monde. Marie Bonaparte expose aussi en détails le parcours de soins de sa fille Eugénie atteinte de tuberculose. La maladie et la mort sont omniprésentes au fil des lettres.  Un autre des grands sujets de cet échange raconte l’évolution des conceptions de la féminité au début du xxe siècle. Enfin, de manière implicite, l’amour y est important. Même si les courriers sont aussi le lieu d’affrontements – mais non de conflits – entre cette femme de mœurs et de sexualité particulièrement libres et son mentor qui l’incite à se maîtriser, notamment grâce au travail psychanalytique. Dans un premier temps, l’analyse favorise la libération des pulsions ; dans un second temps, on s’emploie à les dominer. C’est ce qu’il lui dit lorsqu’elle lui fait part de ses nombreuses expériences sexuelles. Elle lui répond de manière véhémente : « Votre attitude est celle de la société patriarcale : l’homme peut tout se permettre, vivre entre plusieurs femmes, être polygame, sans cesser d’être conforme à la civilisation. La femme, elle, doit tout accepter, être la seconde femme d’un homme bigame, sourire et remercier. » Face au calme de l’homme de science qui assure ne pas vouloir « dicter de règles à autrui », la nature passionnée de Marie Bonaparte se déchaîne. Et c’est ce qui nourrit ses lettres dont on perçoit l’enjeu dès le début de leurs échanges. C’est tout simplement vital. On l’entend bien dans ces trois phrases : « Je suis restée, mon maître aimé, trois jours sans vous écrire, et je me sens comme si j’étouffais. L’accord des esprits que j’ai trouvé – vous voyez, je ne suis pas modeste – auprès de vous, est une chose dans ma vie si neuve, si unique, que je ne peux plus sans cela vivre. Il n’y a plus, dans ma vie, au fond, que la solitude – ou vous. » Freud est ainsi devenu indispensable à Marie Bonaparte, elle l’associe à tous les aspects de sa vie aussi bien corporels que mentaux. Du reste, le terrain biologique et la psyché ne sont pas dissociables pour Marie Bonaparte. Elle est venue, au départ, consulter le docteur Freud pour un problème physique : sa frigidité sexuelle. Sujet qui occupe une grande partie de la correspondance et qui est à l’origine d’une relation aux conséquences intellectuelles et thérapeutiques puisque la cure de Marie Bonaparte débouche sur une diffusion des travaux scientifiques de Freud en France et la fondation de la Société psychanalytique de Paris (SPP) en 1926. Cette mère de famille, épouse, princesse de Grèce, ne s’épanouit que dans les activités qui sollicitent l’esprit. Certes, ses expériences sexuelles sont nombreuses, en dehors du lit conjugal, mais insatisfaisantes. En définitive, elle meurt d’ennui. Sa situation sociale, sa vie de famille obligent son esprit à un « régime d’inanition ». L’enfer de son existence, elle le confie à Freud. C’est la condition féminine qui lui est odieuse. Elle n’a aucun plaisir dans ce corps et ce monde social. Accompagner ses enfants au théâtre ou leurs amusements la prive du temps qu’elle aimerait consacrer à des activités intellectuelles. « Et tout cela parce que la nature me fit ce don terrible, quand je n’étais encore qu’un embryon : un cerveau d’homme encombré en dessous d’un sexe féminin ! » Freud aimera toujours la franchise de cette femme. Mais au-delà de la plainte, on perçoit une conception de la féminité en avance sur les mœurs de son temps. Son approche de la sexualité, originale et iconoclaste, mobilise le concept d’intersexualité, c’est-à-dire d’une continuité biologique entre la femme et l’homme. Les conceptions de Bonaparte précèdent de presque cent ans les questions de genre si présentes aujourd’hui et la non binarité qui, dans le lexique LGBT+, caractérise les personnes qui ne s’identifient ni strictement homme ni strictement femme.