« J’ai été quelquefois compris : il est venu des êtres qui m’ont sauvé. C’est alors que j’ai su que certains êtres pouvaient être très grands, mais qu’il ne fallait pas les voir dans ce qu’ils appellent la vie : ainsi ont commencé des alternatives d’espoir et de solitude ». Joë Bousquet, L’opium des songes, Lettre à Ginette Lauer. 1
Pendant la Grande Guerre, lors d’une offensive de l’armée française dans l’Aisne, un 27 mai 1918, le jeune soldat, Joë Bousquet, reçoit une balle qui va transpercer sa colonne vertébrale, le laisser paralysé des membres inférieurs et le rendre impuissant : il a 21 ans. Sa blessure lui provoquant des crises de plus en plus graves, Joë Bousquet (1897-1950) ne quittera plus sa ville, Carcassonne, ni sa chambre, rue de Verdun, aux deux adresses successives, ni son lit. Il croit en mourir, il ne meurt pas : il s’ancre au rez-de-chaussée de la maison familiale pour renaître de sa blessure, renaître poète. Un poème de Paul Éluard, lu en 1921, le trouble profondément. Il lui écrit, Gala alors, lui répond, Max Ernst envoie un tableau. Veillé par sa mère et une cuisinière, retiré du monde, alité dans sa chambre, il écrit surtout la nuit, lorsque les drogues ont calmé ses souffrances. De cette terrible blessure, de cette invalidité, une aventure littéraire unique va naître. Il devient célèbre par ses poèmes d’inspiration surréaliste, exaltant une mystique de l’amour, il est estimé en retour par André Breton, Paul Éluard, Marx Ernst, Aragon…
Plus de trente ans durant, cet homme immobile qui, d’emblée aima et désira les femmes alors qu’il était en pleine possession de ses moyens, va s’engager à vivre, à explorer « les univers les plus lointains, l’espace le plus illimité qui soit et qui les contient tous : l’espace intérieur ». 2
Parce que Vivre c’est Être, il va chercher à dépasser la notion de son existence dans son corps physique et ses souffrances ; chercher cet au-delà des apparences et du langage, par ses rencontres avec ceux qui viendront lui rendre visite chez lui, de tous les milieux, de tous les pays. Exaltés par l’opium et les songes, ces échanges se prolongent jusque dans ses écrits, dans ses lettres, témoignages de son dialogue permanent avec la vie, de son engagement de poète. Il écrit pour la Nouvelle Revue française, pour les Cahiers du Sud, Chantiers – la revue qu’il a fondée en 1928 avec ses amis de Carcassonne, philosophes et poètes. Il tient salon, quelles que soient les heures tardives de la nuit, dans sa chambre aux rideaux tirés, où il parle de surréalisme, d’amour et de poésie.
L’une de ses légendaires correspondances, L’opium des songes, Lettres à Ginette Lauer, correspondance établie, annotée et préfacée par le biographe, Paul Giro, et soutenue par la Fondation La Poste est rééditée aujourd’hui par les éditions Fata Morgana.
Ils ont dix-sept ans de différence. Ce n’est pas la première fois qu’une toute jeune femme inconnue qui ambitionne de devenir poète ou écrivain vient sonner à la porte de Joë Bousquet, entre dans sa vie, devient son égérie. Il affectionne ces amours éphémères et fous qui l’exaltent, donnent des Correspondances. Quoique frappé d’« impuissance virile », son appétit pour les femmes est en survivance et sa technique de séduction semble imparable, puisqu’il l’a éprouvée à plusieurs reprises et l’a lui-même théorisée, rappelle Paul Giro, dans son introduction : « L’idée de l’amour – écrit Bousquet – je la trouve régulièrement sous la forme d’une très jeune fille à rendre intellectuellement tributaire de mon esprit et qui gravirait le plus haut degré de l’initiation intellectuelle en me donnant son corps ... »
Née à Carcassonne, Ginette Lauer (1914-2001) est élevée dans un couvent de religieuses où elle développe un penchant mystique qu’elle conserve à sa sortie et une foi qui lui fait chercher la « communion des âmes ». Elle a un goût prononcé pour la poésie et le théâtre, écrit des poèmes qu’elle a même fait publier, a une vie sociale littéraire et artistique riche, va reprendre la librairie de la Cité, y créer une galerie d’art. Elle a épousé, en 1935, le propriétaire d’une brasserie de bière, Ernest Lauer. Lorsqu’elle rencontre Joë Bousquet, elle voit en lui son Mentor, celui qui l’emmènera loin dans l’écriture, son guide spirituel.
« Si vous êtes poète, vous le serez toujours. Vous connaîtrez la vie vraie, celle qui ne veut pas des années, celle dont l’existence d’un homme est la sœur de lait. Vous lirez, vous travaillerez, vous publierez. Vous connaîtrez les déceptions les plus affreuses, les joies les plus hautes. J’attends donc vos textes. Et surtout, des aveux sur vos lectures, l’étendue de vos connaissances poétiques. »
Lorsqu’il lui écrit cette première lettre, en 1938 – il y en aura trente en totalité – Jöe Bousquet est paralysé et écrit depuis vingt ans ; deux ans plus tôt, l’éditeur Robert Denoël a fait paraître ses écrits ; trois ans plus tard, en 1941, c’est Gallimard qui le mènera à l’apogée de sa carrière littéraire en publiant, Traduit du silence 3, le recueil de ses cahiers, son long journal intime, le poème de sa vie intérieure. Il lit, écrit et reçoit dans son lit, une bibliothèque dans son dos.
Dans cette correspondance, quoique prisonnier de sa mutilation, c’est un homme ivre de vivre qui nous est donné à lire, un écrivain de convictions sur la pratique littéraire, un homme traversé d’une mélancolie qui l’a toujours empêché de se sentir comme étant tout à fait au monde. « Je ne pleurerais pas la vie, surtout si elle ressemblait toujours aux mois que je viens de passer. Je ne peux pas supporter l’idée que nous sommes toujours en guerre. Et puis, j’ai bien pris le parti de ce qui me brisait, j’ai accepté ma blessure et son message » 4
Lorsqu’on rencontrait Ginette Lauer, comme le fit Paul Giro, au milieu des années 1990, « on était frappé – dit-il – de l’insistance qu’elle mettait à souligner que rien des choses de la sensualité n’était jamais intervenu entre elle et Joë Bousquet… On mesurera combien, cependant, il alla loin – et avec quelle habileté – pour qu’il en fût autrement » 5. Quant à lui, il se livre à nu : « Je ne me crois pas très intelligent ; et il faut que vous sentiez la sincérité de cet aveu. J’ai connu des hommes intelligents : mon père, Paulhan, je n’ai pas leurs qualités. J’ai développé ma sensibilité ; mais je sais que toutes mes possibilités littéraires dépendent de mon cœur » Son exigence ultime : trouver en lui une profondeur intacte pour la création, la stimuler en lui et autour de lui.
Dans sa dernière lettre à Ginette Lauer, datée de Carcassonne, fin juillet 1945, il écrit : « Travaillez Ginette, vous êtes marquée. Rien de ce que vous avez souffert n’est étranger à votre personne où toute vie doit entrer jusqu’à vous faire éclater le cœur. Le mal a été fait pour que quelques prédestinés le dominent. C’est au nom de cela qu’il faut supporter tout. »
Le 28 septembre 1950, il meurt dans les bras de sa sœur, au garde-à-vous, dira-t-elle, « comme si la balle qui devait le tuer à 20 ans ne devait l'atteindre qu'à cette minute ».
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1) Joë Bousquet, L’opium des songes, Lettres à Ginette Lauer, correspondance établie, annotée et préfacée par Paul Giro, Fata Morgana 2024, p.36
2) Joë Bousquet, Correspondance, texte établi et présenté par Suzanne N. André, Gallimard 1969.
3) Joë Bousquet, Traduit du silence, L’Imaginaire Gallimard, 1941
4) Joë Bousquet, L’opium des songes, Lettres à Ginette Lauer, op. cité, Carcassonne octobre 1932, p. 67
5) Op. cité, Paul Giro, introduction