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Hélène Berr et Odile Neuburger, Correspondance 1934-1944. Par Gaëlle Obiégly

édition novembre 2022

Articles critiques

En premier lieu, à travers les lettres d’Hélène Berr et Odile Neuburger apparaît une classe sociale. Puis une époque, l’entre-deux guerres. Époque embrassée par deux adolescentes insouciantes. Enfin, et surtout, le basculement de petites existences nimbées de lumière dans les jours gris et l’horreur de la seconde guerre mondiale dont ces jeunes femmes juives seront les victimes. L’une parce qu’elle y perdra la vie ; l’autre parce qu’elle y perdra sa meilleure amie. Le 8 mars 1944, des policiers français ont arrêté Hélène Berr et ses parents. Le 27 mars, ils sont déportés à Auschwitz-Birkenau. Hélène est transférée au camp de Bergen-Belsen où elle meurt du typhus en avril 1945, peu de temps avant l’arrivée des troupes britanniques.

Vingt ans après la disparition d’Hélène Berr, Odile Neuburger meurt prématurément à 45 ans. En 2020, ses deux fils, découvrent dans un grenier 74 lettres d’Hélène et 174 lettres de leur mère. L’historienne Dominique Missika les a éditées, c’est-à-dire rassemblées, annotées et elle en donne le contexte social, culturel et historique.

Le présent radieux de ces jeunes filles espiègles se change, au fil des faits politiques, en calvaire où ce qui a été vécu est remémoré pour assurer leur survie mentale. Elles sont gaies jusqu’en 1938 environ. Puis la menace de la guerre se substitue à la recension des petits événements de leur existence. Ce sont deux filles de bonnes familles juives. Jusqu’au début de la guerre, des privilégiées.

Hélène Berr comprend son époque, très vite. À partir de 1938, ses missives perdent leur enjouement. Elles gardent, cependant, une sorte d’entrain qui tient à sa vivacité d’esprit.

Pendant leur scolarité, l’une et l’autre jeunes filles s’écrivent des lettres pendant les vacances. Puis elles continuent de s’écrire lorsque leur séparation dépend d’une cause autrement plus dramatique que le calendrier scolaire. Cause qui conduira à la disparition tragique d’Hélène Berr en avril 1944.

Elle a commencé à correspondre avec Odile Neuburger, sa camarade de classe, l’été 1934. Leur relation amicale, qui relève du coup de foudre amoureux, ne s’atténuera pas. Elles sont élèves du cours Boutet de Monvel, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Elles deviennent inséparables. Elles ont treize ans lorsqu’elles se rencontrent. Jusqu’au mois d’avril 1944, date de la déportation d’Hélène Berr née le 27 mars 1921, elles échangent des lettres quotidiennement dès qu’elles sont éloignées.

Les lieux d’où sont envoyées les lettres illustrent la vie de plaisirs des demoiselles. Ceux-ci vont bon train, rythmant leurs journées et leurs récits des temps heureux. Puis, pendant la guerre, Odile a des scrupules. Il ne faut pas avoir honte du plaisir offert par la vie, Hélène Berr rassure ainsi son amie Odile qui lui raconte avec gêne ses jours heureux alors qu’Hélène vit difficilement à Paris sous l’Occupation, portant l’étoile jaune. Elle dit « l’insigne ». Les lieux d’où sont écrites les lettres sont nombreux et réguliers. Ce sont les villégiatures touristiques de la grande bourgeoisie mais aussi la calme campagne d’Aubergenville, en Ile-de-France. En racontant leurs activités, elles font apparaître ces lieux dont les noms sont d’emblée évocateurs. Les intérieurs d’où s’écrivent les lettres, les réceptions qui s’y déroulent, la vie de famille, les loisirs, la solitude sont exposées intégralement. On suit ces jeunes filles au pays basque, dans les Alpes suisses, à Chamonix, etc. Aubergenville revient très souvent car c’est le nom du village où se trouve la maison de campagne où Hélène Berr et sa famille passent leurs vacances. Odile Neuburger séjourne plutôt dans les hôtels de prestigieuses stations balnéaires ou de sports d’hiver. Cette géographie nous renseigne aussi sur leur milieu social.

Les lecteurs du Journal d’Hélène Berr découvrent, dans cette correspondance inédite, l’adolescente qu’elle fut : rieuse et soucieuse des siens, studieuse et moqueuse, joueuse de tennis et violoniste douée. Elle confie à Odile, son amie de cœur, ses rêves, ses désirs, ses peines et ses réflexions concernant aussi bien la religion, la politique, le concept d’égalité, le patriotisme, le Christ. Les lettres des premières années énumèrent plutôt des faits, celles qui couvrent les années sombres délivrent les remarques profondes d’une jeune femme qui a mûri. La guerre a séparé les deux jeunes femmes qui en âge ont sept mois d’écart. Odile est partie en zone libre ; Hélène se trouve en zone occupée. Cela n’altère aucunement leur lien. Odile éprouve des regrets, des scrupules. Hélène repousse cette mauvaise conscience. « Ne regrette rien, car nul ne peut savoir ce qui serait arrivé si tu étais restée. Tu as gardé exactement les mêmes sentiments que lorsque tu étais ici, et c’est l’essentiel. » lui écrit-elle. Sans doute, chérie-t-elle cette affection intacte qui les lie à jamais. Affection que les conditions difficiles auraient peut-être abîmée si Odile, comme Hélène, avait choisi de rester à Paris. Si Hélène a fait ce choix c’est, explique-t-elle, par goût de la lutte. Et même un goût pour la souffrance. Le sort, écrit-elle, lui a fait don d’une existence qu’elle aime, au fond. Aussi étrange que cela puisse paraître, au vu des circonstances, au vu de la menace qui pèse sur elle, en tant que juive, elle se dit heureuse.

Tout comme Odile Neuburger, Hélène Berr a grandi dans un milieu éclairé bien que traditionnel. La curiosité intellectuelle y est à la fois stimulée et freinée. Invitée au bal de la Chimie industrielle, Hélène raconte son entrée dans le monde. Elle a seize ans, elle est pleine d’énergie, de joie de vivre. Ce sont des jeunes filles qui cherchent à s’émanciper tout en se conformant au modèle de la jeune fille de bonne famille. Ce sont les années 1930. Elles appartiennent à leur milieu, s’adaptent aux aspirations de leurs familles, sont à la fois des jeunes filles à marier, prisonnières du carcan et d’intrépides individus, sportives, lectrices, qui veulent s’approprier leur vie.

À ces moments de plaisirs se substitue un cortège de malheurs qui tient entièrement à la situation internationale. Mais, étrangement, la joie vient aussi remplacer le plaisir. C’est Hélène Berr qui fait cette nuance alors qu’elle vient de recevoir de son amie un livre. Elle a trouvé le petit paquet marron sur son bureau de l’UGIF (Union Générale des Israélites de France), où elle « travaille tous les matins, tous les jours gris de la semaine » et où elle entend « parler de tant de choses tristes ». Certes, leurs lettres de cette période sombre, qui succède à une adolescence solaire, sont marquées par le désespoir mais aussi par l’intensité d’Hélène Berr. À chaque ligne, elle réfléchit à son sort et à celui des juifs. Elle trouve non seulement la force de lire son poète préféré, John Keats, mais cette vie atroce qu’elle subit désormais donne encore plus de profondeur à sa lecture de Keats. « J’ai le bonheur de trouver dans Keats un poète que je peux lire en ce moment, parce qu’il ne m’éloigne pas de la réalité ». « Il a été durant les deux ou trois années où il a écrit (il est mort à 23 ans) poursuivi par le problème de la souffrance humaine. » Hélène Berr se reconnaît en Keats. D’abord inspiré par la jouissance du beau, il en a été détourné par une année de souffrance. Elle comprend parfaitement qu’il lui doive, à ce calvaire, l’élévation spirituelle qui lui fait voir de la beauté en toute chose. De cette aptitude découle une acceptation du bonheur et du malheur. C’est la force de Hélène Berr. La correspondance avec Odile Neuburger nous fait voir l’émergence de sa sagesse et générosité.