Joëlle Pagès-Pindon est agrégée de Lettres classiques, ancien professeur de Chaire supérieure à Paris, Vice-présidente de L’Association Marguerite Duras et chercheuse associée du laboratoire THALIM-Sorbonne Nouvelle-CNRS (UMR 7172). Ses travaux portent sur la genèse de l’imaginaire durassien à travers ce que l’écrivain nomme « le réel vécu comme un mythe ». Auteur d'un essai sur Marguerite Duras. L’écriture illimitée (Paris, Ellipses, 2012), elle est coéditrice des tomes 3 et 4 des Œuvres complètes de Marguerite Duras (Gilles Philippe dir., Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014) et a publié des entretiens inédits de Marguerite Duras, Le Livre dit. Entretiens de Duras filme (Joëlle Pagès-Pindon éd., Paris, Gallimard « Les Cahiers de la NRF », 2014). Elle a codirigé avec Mary Noonan un recueil sur le théâtre de Duras Marguerite Duras. Un théâtre de voix/A Theatre of Voices (Mary Noonan et Joëlle Pagès-Pindon dir., Leyde, Brill, 2018). Conseiller scientifique de Paris Bibliothèques pour les manifestations du Centenaire Duras, elle a été commissaire de l’exposition de photographies « Lieux de Marguerite Duras. De l’Indochine à la rue Saint-Benoît » (Médiathèque Marguerite Duras 75020). Au cours de l’année 2014, elle a participé à de nombreux colloques ou manifestations culturelles sur Duras en France (Amphithéâtre Guizot de la Sorbonne, Théâtre Artistic Athévains, Centre National du Théâtre, BPI de Beaubourg à Paris, Centre culturel de Cerisy-la-Salle, Château de Duras, Musée Montebello à Trouville, Palais ducal à Nevers) et à l’étranger (Universités et centres culturels de Bellinzona, Ottawa, Madrid, Cork, Lausanne, Shangai, Nankin, Tokyo, Kyoto).
Marguerite Duras et Michelle Porte : trente années d'échanges (1966-1996), de collaborations (livres, films), de rencontres, de dialogues, de lettres (1969-1989), d’appels téléphoniques. Rappelez-nous dans quelles circonstances elles se sont rencontrées et comment un lien à la fois amical et artistique a pris forme et a été entretenu au fil des années ?
Joëlle Pagès-Pindon Entre Michelle Porte et Marguerite Duras, dès leur rencontre en 1966, la collaboration artistique et la relation amicale seront indissociables. Michelle Porte à cette époque, après avoir entrepris et abandonné des études de mathématiques puis de médecine, est assurée de sa vocation de cinéaste. Admirative de l’œuvre littéraire de Duras, qu’elle a lue très tôt, et ayant appris que la romancière va réaliser son premier film, La Musica, elle fait la démarche de la solliciter pour se faire engager ; mais l’équipe technique étant déjà constituée, Duras lui propose d’être à ses côtés durant le tournage sans statut officiel et elle lui offre même de loger dans son appartement des Roches Noires à Trouville. Il me semble que les circonstances de cette rencontre et le rôle tenu par Michelle Porte auprès de Duras au cours de ce tournage sont emblématiques des liens qui uniront les deux femmes durant trente années – une longévité à souligner, car on sait qu’en raison du caractère exclusif de l’écrivaine, bien des amitiés au cours de sa vie ont été à éclipses… Si la sympathie entre elles deux a été immédiate, si leurs personnalités se sont d’emblée accordées, c’est sans doute parce que Duras avait perçu chez Michelle Porte la même exigence que celle qui l’animait : la création, qu’elle soit littéraire ou filmique, est une expérience existentielle, qui détermine tous les choix de vie et ne doit rien concéder aux conventions ordinaires. Peut-être aussi la formation scientifique de Michelle Porte était-elle une séduction aux yeux de Duras qui, dans Les Lieux de Marguerite Duras, pour parler de son père disparu quand elle avait sept ans, donnera cette seule indication : « Il a fait un livre de mathématiques sur les fonctions exponentielles, que j'ai perdu ».
Par la suite, Michelle Porte sera aux côtés de Marguerite Duras dans une collaboration qui se matérialise sous différentes formes : elle est assistante pour la préparation ou le tournage de plusieurs de ses films (Détruire, dit-elle, India Song, Baxter, Véra Baxter) ; elle dialogue avec elle à propos du Camion – un entretien que Duras fait publier aux Éditions de Minuit en 1977, à la suite du texte du film. Mais c’est en réalisant son film Les Lieux de Marguerite Duras, en 1976, devenu livre publié aux Éditions de Minuit en 1978, que Michelle Porte manifeste le plus clairement sa proximité intellectuelle, artistique et amicale avec l’écrivaine – une approche de l’œuvre qui influencera de façon durable la création durassienne. La décennie quatre-vingts est ensuite marquée par la réalisation de Savannah Bay, c’est toi, dans laquelle Michelle Porte filme Marguerite Duras qui met en scène elle-même sa pièce Savannah bay au Théâtre du Rond-Point, avec les comédiennes Madeleine Renaud et Bulle Ogier. Une des Lettres retrouvées, adressée au directeur de l’INA, montre combien Marguerite Duras avait une confiance absolue dans le travail de Michelle Porte, à l’exclusion de tout autre cinéaste, pour l’accompagner au cours de ces trois semaines de répétitions. Le film, qui fait assister le spectateur à une véritable leçon de théâtre, est un document exceptionnel, comme on peut le constater en lisant les entretiens qui se sont déroulés à cette occasion et que nous avons transcrits dans l’ouvrage que nous publions, ajoutant au dialogue du film les passages inédits que la réalisatrice n’avait pas repris au montage.
« … l’influence ne s’est pas exercée dans un seul sens, mais fut réciproque », peut-on lire dans votre préface. Que Marguerite Duras ait inspiré et influencé Michelle Porte, nous le savons aujourd’hui. Mais, à la lecture des lettres, nous prenons conscience que l'inverse est aussi vrai. Qu’est-ce que Michelle Porte a apporté à Marguerite Duras, que lui a-t-elle permis de découvrir de son travail, de son univers créatif ?
JPP La décision de Michelle Porte de faire un portrait cinématographique de Marguerite Duras à travers ses lieux (Les Lieux de Marguerite Duras, 1976) repose sur une intuition fondamentale qui deviendra par la suite une évidence pour l’écrivaine comme pour ses lecteurs : la dimension matricielle des lieux dans la création durassienne – qu’ils représentent l’espace réel des demeures où elle vit ou l’espace dans lequel elle fait évoluer les personnages de ses fictions. Car sa maison de Neauphle-le-Château et son appartement de la Résidence des Roches Noires à Trouville, où l’écrivaine est filmée et interviewée, sont bien plus que des habitations, bien plus qu’un décor ; ils ont pour fonction de témoigner d’une double osmose : osmose entre le réel et l’imaginaire – « Toutes les femmes de mes livres ont habité cette maison » dira Duras ; et osmose entre l’espace et le temps – « La mémoire pour moi est une chose répandue dans tous les lieux[1]» –, les demeures et les paysages faisant resurgir les années de l’enfance en Indochine. D’emblée, la cinéaste conçoit son film non comme un reportage, mais comme une exploration sonore et visuelle de l’imaginaire durassien, instaurant une correspondance poétique entre les lieux réels où l’écrivaine évolue et a tourné plusieurs de ses films et les images qui proviennent de ses créations textuelles ou cinématographiques évoquées en extraits (Nathalie Granger, La Femme du Gange, India Song). Ainsi plusieurs plans des Lieux se répondent en une sorte de diptyque : on voit par exemple, filmées de dos devant une fenêtre de la maison de Neauphle, tour à tour Marguerite Duras et la comédienne Lucia Bose, qui interprète la mère de Nathalie Granger dans le film du même nom. Il ressort de cette présentation que Marguerite Duras fait corps, au sens littéral du mot, avec sa création et que sa présence physique, corporelle et vocale, est partie intégrante de son œuvre. C’est donc Michelle Porte qui sera à l’origine de cette prise de conscience qu’en aura alors Duras et qui influencera l’orientation de son œuvre à venir. Comme me l’a confié Michelle Porte, en regardant les rushes des Lieux, l’écrivaine s’est écriée qu’elle ne se savait pas si bonne comédienne ! Elle en tirera la conclusion suivante : « […] j’ai l’impression qu’il n’y a plus de hiatus entre ce que je fais et ce que je suis. Il n’y a plus de différence entre ce que je montre et ce que je dis. On va vers un temps où il n’y aura plus de différence entre l’être et le paraître. C’est pourquoi les émissions de télévision où je parlais de ma maison, par exemple, ont eu le même effet qu’un film. Cela me fait une drôle d’impression[2] ».
Ce constat d’une osmose entre sa personne et son œuvre dépasse la dimension autobiographique de son œuvre et la conduira à développer ce que j’ai appelé son « automythographie » ou « écriture du mythe de soi », qui consiste à réinvestir son passé et son vécu dans un récit poétique, un « muthos » au sens antique, qui mieux que le discours rationnel, le « logos », rende compte des grandes interrogations de l’être humain : la vie et la mort, l’amour et la haine, l’universel et le singulier … En effet, dès le début de l’année suivante, en 1977 avec Le Camion, Duras choisira d’incarner le personnage de « la dame des Yvelines », lui prêtant son corps et sa voix face à l’acteur Gérard Depardieu.
Un autre élément du film voulu par Michelle Porte aura une importance décisive pour la suite de la création durassienne, c’est la présence des photographies de famille, en particulier celles de l’enfance en Indochine, montrées pour la première fois et commentées par l’écrivaine. D’ailleurs, les Éditions de Minuit qui demanderont à Michelle Porte de faire un livre à partir de son film, en y intégrant les photographies, présenteront cet ouvrage comme « un album », les images ayant pour fonction de « prolonger le texte ». Véritables vecteurs d’imaginaire pour l’écrivaine comme pour ses lecteurs, les photographies joueront par la suite un rôle essentiel dans la construction du mythe de soi, jusqu’à L’Amant, qui devait être à l’origine le commentaire des photos de famille et dont un des titres envisagés était « La photographie absolue ».
Quant à vous, Joëlle Pagès-Pindon, c’est en 2000 que vous faites la connaissance de Michelle Porte autour de l'œuvre et de l'imaginaire de Marguerite Duras (cf. FloriLettres n°154). De sa rencontre avec l’écrivaine, Michelle Porte commencera à réaliser des documentaires, notamment autour et sur son œuvre en train de se faire. Et à votre tour, après votre découverte de l’œuvre durassienne puis de celle de Michelle Porte, vous entrerez dans la boucle. Est-ce comme un « passage du témoin » ?
JPP Comme je l’ai dit précédemment, la confrontation avec la création durassienne, plus que pour tout autre artiste, rend tangible cette osmose entre l’œuvre et la personne. En lisant les textes de Duras, en regardant ses films, j’avais été saisie par ce que l’on perçoit de sa personne, dans sa totalité : son corps, sa voix, sa sensibilité, son intelligence, son humour. Aussi le fétichisme qui caractérise tout admirateur se double- t-il concernant Duras, du désir profond de communiquer, d’interagir avec l’artiste et par là même, de participer quelque peu à sa création. Ayant commencé à étudier l’œuvre de Duras trois ans après sa disparition, je n’avais pas eu l’occasion de la rencontrer – une rencontre qui d’ailleurs à une certaine époque, comme je vous l’avais confié dans notre entretien de 2014, me paraissait inutile, voire néfaste, eu égard au choc que représentait la découverte de ses créations. Aussi quand j’ai eu la chance, en 2000, de rencontrer Michelle Porte et de découvrir son travail avec et autour de Duras, il y avait sans doute, de ma part, un souhait inconscient « d’entrer dans la boucle » comme vous le dites, de contribuer personnellement à l’approfondissement de l’œuvre durassienne. Ayant accueilli avec bienveillance mon premier ouvrage sur l’écrivaine, Michelle Porte m’a associée en 2004 à la diffusion de son long métrage adapté de Duras, L’Après-midi de Monsieur Andesmas, avec Michel Bouquet et Miou-Miou comme interprètes. J’avais été frappée par la beauté d’un film qui donnait à voir, dans un équivalent poétique parfait, ce que la passion durassienne contient d’ombre et de lumière. Quand ce film a été sélectionné pour faire l’ouverture de la Semaine internationale de la critique au Festival de Cannes, j’ai collaboré au livret destiné aux journalistes ; ensuite, avec une présentation du film, j’ai participé au DVD que le producteur Marin Karmitz en a publié. Ensemble, au cours des mois qui ont suivi sa sortie, nous avons accompagné les projections de ce film en France et à l’étranger – en Suède, en Slovaquie, en Italie – et ce fut l’occasion de forger des liens d’amitié qui se sont renforcés au fil des années. Plus tard, quand j’ai été chargée de l’édition critique des Lieux de Marguerite Duras pour le tome 3 des Œuvres complètes de Marguerite Duras dans la Bibliothèque de la Pléiade, j’ai pris pleinement conscience de l’influence qu’a eue le travail de Michelle Porte sur la création durassienne et de l’apport inestimable du dialogue que je pouvais poursuivre avec ce témoin essentiel.
À travers lettres, commentaires de lettres (Michelle Porte commente chaque lettre de Duras), entretiens et archives inédites, cet ouvrage permet de voir des femmes artistes au travail : Marguerite Duras et Michelle Porte, mais aussi la sculptrice Marie-Pierre Thiébaut, compagne de Michelle Porte et pour qui Marguerite Duras a écrit un texte très fort à l’occasion de l’exposition Paysages-Sculptures à l’Espace Pierre Cardin en 1972. Elles s’interrogent, sont attachées à des lieux, partagent « la même intuition de l’unité primordiale de l’espace et du temps, du visible et de l’invisible, de l’homme et du monde ». En cela, ce livre, dans sa construction, rappelle la façon dont Marguerite Duras concevait ses films et la façon dont Michelle Porte mène ses entretiens : un lieu habité par des femmes où le réel et l'imaginaire sont mêlés et sont objet de réflexion, de création. En avez-vous eu conscience en concevant ce livre ?
JPP En effet, nous avons conçu ce livre, Michelle Porte et moi, comme un lieu dans lequel se retrouveraient toutes sortes de traces témoignant concrètement des liens qui avaient uni une écrivaine, une cinéaste, une sculptrice dans une même vision de la création : une expérience existentielle qui oriente les choix de vie, qui abolit les frontières entre le réel et l’imaginaire, entre ce que l’on est et ce que l’on fait, entre ce que l’on donne et ce que l’on reçoit. Quand Michelle Porte a retrouvé, je dirais presque « exhumé », l’une après l’autre, ces seize lettres qu’elle avait reçues de Marguerite Duras, au fil de leurs trente années d’amitié, et qu’elle avait oubliées entre des pages de livres ou dans des dossiers de préparation de ses films, son émotion a été extrême. Leur lecture faisait revivre, avec une incroyable authenticité, des lieux, des événements, des personnes. En sortant les feuilles de leur enveloppe – dont la plupart étaient conservées –, en les dépliant avec précaution, en découvrant les mots de Duras inscrits en noir ou en bleu sur la page, si présents dans leur mouvement graphique, Michelle Porte a eu le sentiment qu’elle retrouvait son amie disparue, dans une immédiateté qui rejoignait ce qu’elle ressentait devant les plans de ses films où elle était présente. C’est pourquoi, très vite, la construction du livre s’est imposée autour de trois axes. Il lui fallait d’abord poursuivre le dialogue avec Marguerite Duras qui s’adressait si intensément à elle ; c’est ce qui a déterminé les nombreux entretiens au cours desquels je recueillais cette parole spontanée, navigant librement au gré de la remontée des souvenirs réveillés par chaque lettre. Ensuite, puisque comme vous le soulignez, la création est au cœur des échanges entre les trois femmes qui apparaissent dans ces lettres, il était important de faire entrer le lecteur dans leur univers artistique ; c’est ce qui a conduit à faire figurer dans notre ouvrage la transcription de deux entretiens, en grande partie inédits, que Michelle Porte avait eus avec Marguerite Duras, l’un autour du film Son nom de Venise dans Calcutta désert, en 1976, qui s’appelait encore India Song bis, et l’autre en 1983 lors de la mise en scène par Duras elle-même de sa pièce Savannah bay, dont la cinéaste a filmé les répétitions dans Savannah bay, c’est toi. Enfin, Michelle Porte a souhaité faire partager par le lecteur l’émotion qui l’avait saisie à la découverte des lettres, en lui donnant à voir la matérialité de ces pages, dont plusieurs sont reproduites en fac similé dans un cahier hors texte.
Vous écrivez, toujours dans votre préface, que « les lettres de l’écrivaine nous font entrer dans son intimité à la manière d’un journal, car elles sont l’écho de tout ce qui fait la trame de son existence : l’œuvre accomplie ou en devenir, les événements de la vie quotidienne, les voyages, le cercle des proches et des amis. » Était-ce votre motivation première en élaborant cette édition ?
JPP Marguerite Duras a été l’écrivaine qui a sans doute été la plus interviewée, celle qui a occupé le plus largement l’espace médiatique (journaux, radio, télévision), d’une façon qu’on a jugée parfois excessive : Philippe Sollers, faisant en 2000 dans Télérama le bilan de cinquante années de vie culturelle, voit en elle « une grande Pythie », « une sorte de bouche d’ombre très autoritaire ». Mais cette surexposition publique n’a pas contribué à donner d’elle une image authentique, comme elle l’a dit elle-même dans Les Parleuses en 1974 : « Je suis très connue, mais pas de l’intérieur. Je suis connue autour, voyez, pour de mauvaises raisons ». Au contraire, au travers des lettres qu’elle adresse à deux artistes dont elle se sent proche, elle se dévoile « de l’intérieur », comme elle aurait pu le faire dans un journal, si elle en avait tenu un, ce qui n’a pas été le cas. Il existe à ce jour très peu de lettres de Marguerite Duras, et encore moins de lettres à caractère privé, adressées à des proches – à l’exception de quelques lettres à Robert et Monique Antelme et à son fils Jean Mascolo, qui ont été publiées dans le Cahier de l’Herne Duras en 2005. Une des raisons de cette rareté est sans doute que l’écrivaine préférait la communication téléphonique, instaurant une présence plus immédiate et plus physique. En lisant ces « lettres retrouvées », on est frappé par l’authenticité de sa parole, qui rend compte de son vécu dans toutes ses dimensions : on la suit dans le quotidien de sa « Vie matérielle », dans son « Monde extérieur » comme dans son intériorité de créatrice, avec ses doutes et ses enthousiasmes. C’est pourquoi ces lettres constituent un témoignage exceptionnel qui nous révèle une Duras intime, loin des clichés souvent répandus à son sujet d’une écrivaine narcissique, élitiste – insupportable en un mot.
Les lettres de Marguerite Duras sont souvent très courtes, mais extrêmement précises, qu’elle parle du quotidien, de ses voyages, créations, loyers... Elles sont faites aussi de fulgurances reconnaissables entre mille du style durassien…
JPP En effet, j’ai été personnellement très frappée par le style de ces lettres : leur lecture fait instantanément résonner à nos oreilles cette parole qui était celle de Marguerite Duras, inimitable, à la fois dans son contenu – des formules « fulgurantes » comme vous le dites, pleines d’intelligence et d’invention, de drôlerie – et dans sa forme, rythmique et mélodique. Car la fameuse « musique » à laquelle on fait référence quand il s’agit de son écriture – et lui accoler l’adjectif de « petite » me semble une erreur – est d’abord celle d’une voix inimitable, avec son phrasé, son rythme, ses silences aussi ; et tous ceux qui l’ont côtoyée ont été marqués par la séduction de cette voix. C’est cette extraordinaire présence vocale que les lettres nous restituent et c’est ce qui explique que Michelle Porte, quand elle les a retrouvées, a tenu à me les lire d’abord à voix haute avant de les mettre sous mes yeux. Et à ce moment-là encore, avec la lecture silencieuse, l’illusion de sa présence reste forte à travers l’aspect matériel de ces lettres : la façon d’occuper l’espace de la page, la graphie, la ponctuation – tous ces éléments concourent à faire revivre devant nous la personne qui s’exprime. Comme je l’ai souligné dans ma Note sur l’édition, Duras a écrit au fil de la plume, avec des ratures, des soulignements ou des lettres capitales pour attirer l’attention sur tel ou tel mot, des ajouts dispersés en tête ou en fin de lettre. La ponctuation est « expressive », avec des onomatopées (« ouf ! »), de multiples points d’exclamation, des parenthèses accumulées et souvent signalées par des tirets de longueur différente, comme pour hiérarchiser l’importance des différentes remarques !
On découvre aussi, dans ces lettres, un trait qui lui est propre et qui contraste avec son aisance langagière : c’est son indifférence, je dirais même sa désinvolture à l’égard de l’orthographe des noms propres, qu’elle écrit souvent de manière purement phonétique. Mais afin de restituer la vérité historique de ses références à divers de ses contemporains, nous avons pris le parti de corriger tous les noms propres mal orthographiés – et ils sont assez nombreux. Nous avons signalé, cependant, que nous tenions à garder son orthographe du prénom de Michelle Porte qu’elle écrit « Michèle », sauf à la fin de sa vie. Car comme le dit la principale intéressée, cela n’avait aucune importance, et elle ne voyait pas l’intérêt de « corriger » Marguerite !
Il y a un mot qui revient à quatre reprises. Il s’agit de « fringales ». Qu’il s’agisse de son rapport à l’écriture, à l’image, mais aussi à la nourriture ou aux travaux manuels…
JPP Il est vrai qu’un des traits de caractère de Marguerite Duras, telle qu’elle se dévoile dans ces lettres et telle que la dépeignent ses proches, est sa propension en toutes choses à « aller jusqu’au bout », voire à dépasser les limites – la tiédeur lui étant totalement étrangère ! C’est bien sûr ce qui apparaît dans la constance et le courage de ses positions politiques ; dans la singularité de sa création littéraire et filmique. Elle-même a pu faire ce constat dans La Vie matérielle : « On me dit que j'exagère. On me dit tout le temps : Vous exagérez. Vous croyez que c'est le mot ? » Mais ces « fringales » se manifestent aussi dans sa vie quotidienne, et elles révèlent une nature très physique qui peut étonner chez cette écrivaine que l’on dit volontiers « intellectuelle ». Le film de Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, a bien mis en évidence le lien corporel de l’écrivaine avec sa maison, avec son jardin : « Je connais tout, je connais la place des anciennes portes, tout, les murs de l'étang, toutes les plantes, la place de toutes les plantes, même des plantes sauvages je connais la place, tout ». Une scène du film montre aussi son approche très sensuelle du piano, dont elle caresse les touches avec douceur. Yann Andréa, qui a partagé avec elle les seize dernières années de sa vie, affirmait, dans un entretien de 1982 avec Michèle Manceaux (Je voudrais parler de Duras, Pauvert, 2016) : « Le mot clé, c’est ″encore, encore ʺ… Elle, elle fonce, elle s’en fout … elle est complètement dans la vie, dans la passion ».
Votre ouvrage dresse un portrait de Marguerite Duras qui pouvait être à la fois autocrate, exclusive, sans concession, orgueilleuse, colérique, angoissée, dans ses conflits d’argent avec ses producteurs, éditeurs et locataires, mais aussi inspirée, amicale, amatrice de jeux de mots, généreuse et investie… Vous écrivez : « Marguerite Duras se révèle dans ces lettres un véritable personnage. Car, comme le dit Michelle Porte : ” Avec elle, on était dans la littérature ! “ » Est-ce notamment pour cette raison que leur amitié a duré ?
JPP Quand j’ai posé cette question à Michelle Porte, elle m’a répondu, paraphrasant Montaigne à propos de son ami La Boétie : « Parce que c’était elle, parce que c’était moi »... Il me semble aussi que l’amitié sans failles qui les a unies reposait sur le fait que Michelle Porte savait garder son indépendance d’esprit à l’égard de Duras, qu’elle n’était jamais dans une muette adoration, dans une adhésion aveugle à tout ce qu’elle proposait – comme le furent certains. Car comme le remarque Michèle Manceaux dans L’Amie, de façon paradoxale, avec Duras, « ceux qui demeurent proches sont ceux qui prennent leurs distances. Elle dit qu’elle déteste fasciner les gens, que la fascination est une dévoration ». L’amitié entre Michelle et Marguerite se nourrissait d’échanges permanents, d’un croisement de leurs univers aussi bien artistique que relationnel. Par exemple, c’est grâce à Marguerite Duras que Michelle Porte avait fait la rencontre de Catherine Sellers, à qui elle confiera le texte lu dans son film D’un Nord à l’autre ; c’est grâce à Marguerite Duras qu’elle avait découvert l’œuvre de Virginia Woolf sur laquelle elle a réalisé un film ; et inversement, c’est grâce à Michelle Porte que Duras a découvert les sculptures de Marie-Pierre Thiébaut ou les livres de Brigitte Favresse – dont elle louera avec fougue les créations.
Il ressort aussi de ces lettres et échanges le rapport passionnel que Marguerite Duras entretenait avec ses comédiens et comédiennes, comme avec ses personnages, comme dans la vie, dans ses liens sentimentaux et amicaux. Pouvez-vous nous parler de la relation qu’elle entretenait avec Madeleine Renaud pour qui elle a écrit la pièce Savannah Bay dont les répétitions assorties d’entretiens avec l’écrivaine ont fait l’objet d’un film, Savannah Bay, c’est toi, réalisé en 1984 par Michelle Porte ?
JPP Madeleine Renaud fait partie des comédiennes qui sont indissociables de l’œuvre théâtrale de Marguerite Duras, en raison de l’importance des rôles de personnages durassiens qu’elle a interprétés et en raison de sa position éminente dans l’histoire du théâtre. Comme l’écrit Marguerite Duras en exergue de la pièce qu’elle a écrite pour elle, Savannah Bay : « Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l'âge du monde, son accomplissement, l'immensité de sa dernière délivrance. »
Leur première collaboration date de 1965, quand Madeleine Renaud interprète le personnage de « La mère » dans Des journées entières dans les arbres, une pièce adaptée de la nouvelle du même nom et mise en scène par Jean-Louis Barrault au Théâtre de l’Odéon. La pièce montre l’amour aveugle d’une vieille femme pour son fils, un raté qui ne pense qu’à profiter de l’argent de sa mère. On sait que cette histoire a une origine autobiographique, Marguerite Duras ayant toujours souffert de la préférence absolue de sa mère pour son fils aîné, Pierre. Lors de la création de la pièce, la critique sera unanime pour saluer la performance de Madeleine Renaud et Duras affirmera alors que « Madeleine Renaud a du génie », émerveillée de la façon dont la comédienne fait plus qu’interpréter le personnage de sa mère pour devenir elle véritablement : « Et lorsqu'un jour je suis arrivée à l'Odéon pour une représentation en costumes, je me suis arrêtée à la porte de la salle, clouée ; ma mère était sur la scène de l'Odéon » (Outside, 1980). Par la suite, la comédienne sera Claire Lannes, cette meurtrière pleine de folie et de poésie de L’Amante anglaise ; elle jouera encore le personnage de « La Mère » en 1977 dans L’Éden cinéma – cette fois un rôle quasi muet sur la scène du Théâtre d’Orsay. Mais quand l’écrivaine la dirigera en 1983 dans sa mise en scène de Savannah bay au Théâtre du Rond-Point, les répétitions révèleront l’ambivalence d’une relation aussi passionnelle que l’avait été la relation de Duras avec sa propre mère : si l’écrivaine admire plus que jamais le génie de Madeleine Renaud, si elle lui fait ce cadeau d’écrire pour elle, à sa demande, « une pièce d’amour » dans laquelle le personnage de la comédienne âgée se nomme Madeleine, elle ne peut s’empêcher d’imposer à celle qu’elle nomme « sa mère de théâtre » sa rigueur tyrannique. En filmant avec une totale authenticité le jeu tumultueux qui s’instaure entre la dramaturge et son interprète, ce n’est pas seulement une leçon de théâtre que Michelle Porte nous donne à voir dans Savannah Bay, c’est toi, c’est aussi un incomparable témoignage sur les profondeurs de la psyché durassienne.
La mort est présente au cours des échanges, des entretiens, dans les lettres. Mais ce qu'elle dit de plus fort, là où elle parvient peut-être à être au plus près d'elle, se trouve dans « Entretiens intégraux de Michelle Porte avec Marguerite Duras pour son film Savannah Bay, c’est toi » et ce qu'elle dit de la mort du comédien, de l'oubli, du trou, est prodigieux…
JPP Il est vrai que les entretiens avec Michelle Porte dans Savannah Bay, c’est toi sont d’une grande richesse. Mais avant d’aborder cette thématique de la mort dont la force vous a frappée, il me semble important d’attirer l’attention sur ce que les deux archives inédites que nous présentons dans l’ouvrage apportent de nouveau. Lorsqu’elle dialogue avec Michelle Porte, Duras se trouve dans une situation de confiance absolue, car elle sait que l’écoute de son interlocutrice sera à la fois bienveillante et intelligente – la proximité amicale n’induisant aucune complaisance. Pour les entretiens des Lieux de Marguerite Duras ou pour ceux de Savannah Bay, c’est toi, la réalisatrice a toujours pris le parti au montage de ne pas apparaître à l’image ; le même souci de discrétion se manifeste dans la bande-son des films, ses interventions ou questions étant toujours réduites au maximum, assurant la relance de la parole durassienne, qui nous apparaît alors dans l’authenticité de son surgissement. Mais dans la première archive inédite que nous présentons dans l’ouvrage – les entretiens autour d’India Song bis –, le dialogue est totalement équilibré, et c’est la confrontation de leurs deux expériences de spectatrices qui permet d’éclairer le sens profond du film. Pour les entretiens de Savannah bay, c’est toi, là encore, nous avons ajouté au texte du film plusieurs passages inédits que Michelle Porte n’avait pas repris au montage et dont nous avons retrouvé la transcription dans les documents du dossier de préparation. Le passage que vous évoquez sur la mort du comédien en fait partie : « Je comprends la peur que j’ai toujours au théâtre… Et en fait, c’est une peur de la mort du comédien … Et cette peur-là, elle rejoint, si vous voulez, une peur d’ordre divin et la grande malédiction qui était sur le monde des comédiens, enfin, qui régnait au Moyen-Age par exemple, n’est-ce pas ? ». Ce texte est magnifique, il en dit long sur le sentiment du tragique qui a toujours habité Marguerite Duras et qu’elle combattait par ce qu’elle nomme « le gai désespoir ». Et cette vision du comédien de théâtre est si juste que la grande tragédienne Francine Bergé a choisi d’enregistrer ce texte pour le faire connaître ; on peut l’écouter sur Sound Cloud sous le titre « La peur du théâtre ».
Michelle Porte dit que dans son film D’un Nord à l’autre, elle fait entendre en voix off beaucoup d’extraits du roman La Lise de Brigitte Favresse. « Car, comme l’écrit Marguerite Duras dans sa lettre, le livre, c’est les mouvements de l’écrit comme on dit les mouvements de la mer ». Nous avons le sentiment qu’il en est de même dans votre livre…
JPP C’est un bel éloge du livre que vous faites là, et je vous en remercie. Car dans l’œuvre de Duras, la mer est une référence absolue. Elle incarne pour elle, dans un glissement poétique hautement signifiant, du mot « mer » au mot « mère », cette mère à la fois adorée et détestée : « J’ai toujours été au bord de la mer dans mes livres, je pensais à ça tout à l’heure. J’ai eu affaire à la mer très jeune dans ma vie, quand ma mère a acheté le barrage, la terre du Barrage contre le Pacifique et que la mer a tout envahi, et qu’on a été ruinés ». Elle incarne aussi l’amour maternel, « amour fou, mouvement océanique qui engloutit tout dans sa profondeur ». Et elle condense toute la puissance poétique de l’écriture, comme elle le dit à Michelle Porte dans Les Lieux : « La mer est complètement écrite pour moi ». Souhaitons donc que le lecteur soit emporté par ce que notre livre fait résonner de la parole durassienne, comme il peut l’être par les mouvements de la mer…
[1] Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Éditions de Minuit, 1978, respectivement p.12 et p. 96.
[2] « “Le désir est bradé, saccagé. On libère le corps et on le massacre” dit Marguerite Duras », entretien avec Michèle Manceaux, Marie-Claire, n° 297, mai 1977.